17 mai 2004. Souper mathématique. Grande tablée de « scientifiques ». On discute des rapports entre la science et les sciences humaines. Et on mange et on boit et on conte des blagues. En l’honneur de Alan Sokal que l’on vient d’interviewer.

Alan Sokal est un physicien américain qui a eu un énorme succès parmi les intellectuels anti-intellectuels avec un livre qui ne ménageait pas certains gourous de l’intelligentsia parisienne[1]. Tout au long du souper il avance, sûr de lui, et frappe du revers de ses mots ce qui n’est pas clair. Ce qu’il dit à propos des bévues sur la science de Julia Kristeva, de Jacques Lacan ou de Gilles Deleuze est inattaquable.

La fascination d’un éreintement qui ne laisse pas de place au doute fait déborder la conversation. Au début seules quelques gouttes ; après le deuxième verre, c’est une avalasse qui emporte toutes les phrases que l’ambiguïté du langage fait vivre. Tout ce qui n’est pas formule.

Là, je ne suis plus. Je me pose en défenseur de ce Heidegger que l’on vient de réduire à un tas — à un très petit tas — de rien.

    Prenons une phrase comme Le langage est la maison de l’être. Êtes-vous vraiment convaincu qu’elle ne signifie rien ?

    Rien. À moins de la considérer de la poésie.

    Ça dépend de ce que vous entendez par poésie.

    Tout ce qui exprime quelque chose de subjectif et qui peut être interprété de milles manières différentes. Ce qui parle aux sentiments et non à la raison.

    Alors cette phrase de Heidegger n’est pas de la poésie. Elle parle à la raison.

Je donne une interprétation : la mienne, qui est plus que mienne. Il me répond qu’après cette interprétation le sens lui semble clair mais que la clarté est dans l’explication et non dans la phrase en elle-même.

On passe à une blague sur les Belges.

Ils partent très tôt, ce qui n’est jamais le cas avec les non-scientifiques.

Je pense à haute voix, en faisant la vaisselle.

Question de contexte, que je me dis. « Le langage est la maison de l’être » vit dans l’histoire de la philosophie. Dans l’histoire. Sans la connaître on ne peut pas comprendre. Comme pour démontrer un théorème il faut travailler, travailler… avec une bonne dose d’humilité. Deleuze & Co. aussi font partie de l’histoire. C’est un fait. Malheureusement, ce n’est pas tellement le fait qu’ils n’ont rien compris à la science ou qu’ils disent un tas de conneries ou qu’ils cachent les événements et se cachent derrière les mots qui est irritant, mais le fait qu’ils décontextualisent les mots en faisant comme si les mots étaient des pièces d’un Lego monstrueux.

Question d’écoute, j’ajoute. Il ne sait pas écouter et comme tous ceux qui ne savent pas écouter il peut dire de très belles choses. Choses qui aident ceux qui s’efforcent d’écouter à trouver des phrases qui excitent une raison un peu moins sèche que celle des mathématiciens qui parlent de philosophie en tant que mathématiciens anti-philosophes.

Question de se questionner.

 

18 mai 2004. Abstraction. Une étudiante, en parlant de la rencontre de Dante et Béatrice, parle de la vision comme abstraction. Je lui demande ce qu’elle veut dire. « C’est tellement logique que je ne sais pas quoi dire. Voir… voir, c’est abstrait », me dit-elle. Pendant qu’elle parle je regarde ses yeux qui cherchent et que la recherche aveugle. Ma vue, elle, elle est loin d’être abstraite.

La vue est plus ou moins abstraite en fonction de ce que l’on regarde et de comment on regarde. Quand on regarde quelqu’un dans les yeux, par exemple, l’abstraction n’est là que si on regarde comme si l’autre ne regardait pas (ce qui est pratiquement impossible à moins d’être soi-même « abstrait »).

L’abstraction est à son maximum quand on regarde sans voir. Comme quand on touche sans toucher.

    As-tu déjà regardé quelqu’un dans les yeux et senti que ta peau s’évapore ? Que tes nerfs flottent dans l’air comme les cils d’un poisson monstrueux ?

    Oui mais…

    Est-ce abstrait cela ?

Oui, mais. Après, c’est le toucher qui remet la peau en place.

 

19 mai 2004. Journalisme. Le Robert, pour délimiter la discipline du journalisme, cite : « Ce récit n'est pas d'un grand écrivain, mais c'est du bon journalisme ». Peut-être que cette citation met en évidence une frontière qu’il faut détruire et non la rendre poreuse comme écrivent ceux qui n’ont pas assez de force pour faire sauter les frontières. Il faut sans doute se demander : « Est-ce possible être un grand écrivain et un grand journaliste ? » Pourquoi pas ?

 

20 mai 2004. Idiotie fine. Les professions modernes n’ont pas comme seuls buts de délimiter les champs disciplinaires et de protéger l’individu dans l’exercice de son métier. Ni de solidifier le moi en justifiant ses agissements de mouton.

Une profession permet d’être finement idiots.

 

21 mai 2004. Multitude. Belle, très belle. Intelligente, très intelligente. Attentive, très attentive : « J’ai trouvé le livrer de Negri et Hardt sur l’empire très intéressant même si je trouve le concept de multitude trop flou. » Étonnant. Et pourtant rien de plus simple que le concept de multitude, en théorie. Il suffit de considérer un grand nombre d’individus et de les déshabiller. De leur enlever la langue, la patrie, la couleur de la peau, le sexe…

    Mais, il ne reste plus rien !

    Je me suis mal exprimé. On n’enlève rien, mais on considère les individus comme des singularités, des points de vies, des corps désirants et pensants et on va chercher ce qu’ils ont en commun. Ce qu’ils partagent.

    S’ils sont des singularités ils ne partagent rien, à moins de penser qu’ils partagent quelque chose en… en Dieu.

    Le concept de multitude est un concept politique et non métaphysique. Il souligne la quantité sans que cette quantité soit unifiée sous l’égide du peuple (qui n’est que le loup-État déguisé en agneau).

    Oui, mais il faut quelque chose qui unifie.

    Ce quelque chose est la capacité de parler. De vivre ensemble. C’est ce que les individus ont derrière eux. Ce qui les a fait vivre.

Plus un concept est simple plus il est difficile à comprendre : ce vieux lieu commun de la philosophie est moins faux que l’on ne le pense. À moins que ce ne soit pas le sens de « comprendre » qui nous fait faire fausse route.

 

22 mai 2004 Oxymoron. Dans le titre d’un article, à propos de je ne sais plus qui, dans un des deux grands quotidiens français — je ne me rappelle plus lequel : Conservateur révolutionnaire. De quoi donner raison à Sokal. Un peu de respect des mots, s’il vous plaît !

Un révolutionnaire veut changer le monde et un conservateur veut le conserver, n’est-ce pas ? Comment peut-on donc être en même temps révolutionnaire et conservateur ?

    Mon pauvre ami, sais-tu ce qu’est un oxymoron ?

    Bien sûr !

    L’explication est dans l’oxymoron. Deux mots au sens incompatible qui, mis ensemble, éclaircissent un concept. Dans ce cas-ci celui de révolution.

Non. C’est beaucoup plus simple. Il s’agit d’ignorance. D’une simple ignorance de la langue. Ce que le journaliste voulait dire c’est : réactionnaire révolutionnaire. Les réactionnaires révolutionnaires existent et s’appellent aussi fascistes.

Mon explication est trop simple ? Faudrait-il penser qu’un révolutionnaire conservateur est celui qui fait la « vraie » révolution car dans un monde qui change le changement radical est celui qui arrête le changement ? Oui, on peut le penser, si on est réactionnaire.

 

23 avril 2004. Rose.

La maison est vide

Le village est vide et

vide est la vallée

Vides les cris des enfants et

vides les phrases vides des vieux.

 

Les montagnes

Que le soleil enrose

Se dressent indifférentes.

 

Je fuis vers le vide de Montréal où

Les souvenirs enrosent les cimes de mon enfance.

 

 



[1] Sokal Alan, Bricmont Jean, Impostures intellectuelles, Odile Jacob 1997.