24 mai 2004 Si j’étais Fedor Michaelovitch. Si j’étais Fedor Michaelovitch Dostoïevski, j’aurais écrit le roman des trois adolescentes qui ont tué une bonne sœur avec 19 coups de couteau, à Chiavenna, une petite ville des Alpes italiennes, le 6 juin 2000. J’aurais décrit la vie inquiète de cette ville emmaillotée par des montagnes trop sereines et trop graves ; j’aurais parcouru les sillons que le catholicisme avait tracé dans les âmes de Veronica, Ambra et Milena, pour chercher les grains du satanisme que la voix, venue de loin, de Marilyn Manson avait déposé ; j’aurais creusé des tunnels dans mon âme pour chercher les possibilités d’une violence, gratuite en apparence, que les rituels rendent humaine ; j’aurais montré que la souffrance causée par la religion des pères était moindre que celle du vide que les forces du mal occupent ; j’aurais décrit le pardon qui suivait le rythme du couteaux et l’abandon qui prépara la couche à la mort ; j’aurais montré le réveil de Veronica, sa confession, sa fuite ; j’aurais laissé parler Marco coupable de ne pas se sentir coupable…

Mais je ne suis pas Fedor Michaelovitch, je n’ai jamais mis pied à Saint-Pétersbourg et, surtout, je n’ai jamais été prisonnière en Sibérie.

Que je connaisse Chiavenna ne suffit pas, et que je sois née le 6 juin, c’est un hasard  — un hasard, que je dois l’admettre, retint mon regard sur l’article qui parlait de cette horreur plus longtemps que d’habitude.

Pour écrire des romans tourmentés, il ne suffit pas de savoir écrire, d’avoir des idées et des choses à dire : il faut autre chose, il faut une âme torturée. Par la religion, de préférence.

 

25 mai 2004 Informatique platonique. La première fois où je dis à Louis que l’informatique était déjà dans Platon, c’était il y a une vingtaine d’années. Je l’ai ensuite répété des dizaines de fois à mes collègues ; de nombreuses fois je l’ai dit à mes amis philosophes qui réagissaient avec trop de condescendance pour quelqu’un d’ombrageux comme moi. Et pourtant ils disaient d’avoir lu la Lettre sur l’humanisme. Écoutez ce passage : « Il faut nous libérer de l’interprétation technique de la pensée dont les origines remontent jusqu’à Platon et Aristote. À cette époque, la pensée elle-même a valeur de tecné, elle est processus de la réflexion au service du faire et de l’agir. (…) Cette manière d’interpréter la pensée comme théorie, et la détermination du connaître comme attitude "théorétique", se produit déjà à l’intérieur d’une interprétation "technique" de la pensée ».

Et alors ?

Pourquoi retourner sur cette « histoire » que j’avais renoncé à raconter depuis que G. m’avait dit qu’il fallait laisser les forgerons forger ? Sans doute à cause d’une discussion assez animée, pour ne pas dire polémique, sur Heidegger et sur « tous ces philosophe qui disent n’importe quoi » avec un collègue pas mal grognon.

Je lui dis qu’un informaticien qui ne comprend pas le fond de la pensée de Heidegger ne peut pas comprendre l’informatique (ce qui n’est pas tellement grave) et ne peut comprendre la philosophie non plus (ce qui est très grave, quand on est autorisé à enseigner une matière technique).

Il n’a pas aimé. Il m’a dit qu’il n’y avait pas un seul homme de science qui pensait comme moi (ce qui était loin d’être un compliment). Il a ajouté que j’étais un fétichiste du langage (qu’a-t-il voulu dire ? mon collègue semble moins clair que Heidegger, est-ce possible ?).

Mais pourquoi le lien entre les débuts de la philosophie et l’informatique, qui saute aux yeux de n’importe qui a eu la plus petite occasion de participer à l’automatisation d’un processus et a lu au moins quelques lignes de Platon, est si « difficile » à voir ? À cause d’une cécité congénitale ? Réponse trop simple et trop polémique.

Je vais essayer de donner quelques explications qui me semblent dignes d’être retenues pour une discussion libérée des griffes de la polémique.

  1. Les deux milles quatre cent ans qui nous séparent des débuts de cette « attitude théorétique » ne sont une distance énorme que si on observe avec les lunettes de l’histoire, de l’histoire décrite par les historiens. Mais la pensée est infiniment plus vieille que cette histoire — j’emploie le terme ambigu « infiniment » pour ne pas tomber dans des discussions oiseuses sur l’origine de l’homme ou des animaux non humains ou de la terre. Cette ignorance des temps qui précèdent l’histoire jette une épaisse brume entre nous et les origines de la pensée de la pensée et crée ainsi un pseudo-éloignement.
  2. L’informatique est vue comme un ensemble de gadgets qui satisfont les exigences économiques de Microsoft, l’infantilisme des adultes dont la vanité est excitée par des machines qui leur obéissent aveuglément et le penchant naturel des enfants pour l’animisme que les images animées par ordinateur alimentent.
  3. L’amour pour la nouveauté qui nous fait percevoir comme un saut le changement le plus superficiel. Nous aimons les sauts parce qu’ils sont les événements qui semblent nous donner une place privilégiée dans l’histoire. Ce qui nous permet de dire : « J’étais là quand… »
  4. La peur de l’ennui qui nous fait crier « nouveau ! » au moindre annonce d’une possible infime variation. Ce « nouveau » qui nous fait sentir en vie quand on ne sait pas sentir la vie.
  5. La croyance que la science a ouvert de nouveaux territoires en ne laissant à la philosophie que les mots creux où résonnent et raisonnent, hélas ! d’autres mots creux.
  6. Le fait que les milliers d’interprétation de la pensée de Platon ne permettent aucun réalisation technique, tandis que la physique a permis de construire des transistors qui ont permis de bâtir des ordinateurs qui… On semble ignorer que la physique des particules est plus proche de la philosophie de Platon que les idées de ma grand-mère ne le soient des idées de la science sur les maladies enfantines, la télévision, la météorologie… À noter que ma grand-mère, il y a vingt ans, était encore en vie. Vingt ans, c’est long.

Ces points, même s’ils ont des composantes psychologiques — surtout parce qu’ils ont des composantes psychologiques — participent à la création de cette brume objective qui cache l’objet que l’on étudie.

Bien sûr, il n’y a pas que cette brume « objective », il y a aussi la myopie que la paresse, quotidiennement arrosée par le pouvoir, rend toujours plus florissante.

 

26 mai 2004 Amours tout autres que platoniques.

Un petit appartement poussiéreux

                        plein de boîtes

rue Sherbrooke.

L’appartement de sa tante, morte centenaire il y a deux mois, une vieille sorcière bourrée de fric qui l’aimait énormément et qui avait déshérité les autres neveux. Même Pierre, qui pourtant l’avait gardée chez lui les vingt dernières années. On ne sait jamais ce qui se passe dans la tête des vieux, des vrais vieux, des vieux qui sont allés au-delà de l’enfance.

                                                           Si tu l’avais vue ! elle n’a jamais bandé

j’en suis sûr

sèche comme une fève en janvier

ton contraire,

qu’il me dit, en glissant trois doigts sans résistance.

Ça ne pouvait pas durer

il était trop borné.

Il ne comprenait pas que ma famille

mon mari

mon fils

étaient derrière tout.

Derrière tout, pas avant tout !

Il ne comprenait pas la différence.

Trop borné.

Mon abri.

Ma famille, c’est mon abri, cher Jean.

Pas touche !

Ne touche pas à ma maison

je deviens un tigre.

Trop confiant dans ces doigts de guitaristes qui raclaient experts mon con.

Vanitas vanitatum.

Que je préférais les caresses de ses longs cheveux sur mon dos,

il ne pouvait pas comprendre.

T’aimes quand je fais entrer mon pied, t’aimes le doigt dans le cul, t’aimes… t’aimes…

T’aimes…

T’aimes…

T’aimes…

Il n’a rien compris.

Même pas qu’il adressait ces « t’aimes » à soi-moi.

Borné.

Ma famille, c’est une autre histoire. Pas une histoire de cul.

J’ai compris trop tard qu’il n’était qu’un personnage de Pasolini, bon pour le cinéma, bon pour être regardé, employé et jeté comme un vieux fer à repasser.

Défaire ma famille ?

                                                           Quel con !

Divorce, je vais te marier. Tu verras, notre vie ensemble…

Il n’a rien compris. Vraiment rien.

Rien. Comme tous les autres.

Excepté Max.

Max était différent. Ça doit être le métier.

La psychanalyse au service des psychanalystes. On peut tout dire contre les psy mais pas qu’ils se font couillonner par leurs patientes.

Et penser que pendant des mois on l’a fait en voiture. Au Belvédère. Jamais vu nu, jusqu’à ce soir de juin où il avait bu comme un satyre pour remercier le dieu du champagne de m’avoir faite si pute. Il s’est déshabillé, est sorti de la voiture et s’est mis à sautiller comme un faune. Il n’était pas ridicule, c’est vrai, mais il m’a fait rire. Et les gays dans les autres voitures qui applaudissaient. On était toujours le seul couple straight. Le jour après, je lui ai dit de couper les cheveux, il m’a obéi. C’était un test. Il n’a rien compris. On n’obéit jamais à une femme quand elle ne veut pas qu’on l’obéisse. Et quand elle ne veut pas, il faut le sentir. Comme un chien. Il ne faut pas employer le cerveau. Si on veut comprendre on est foutu, on comprend tout de travers. On devient con.

Il n’avait pas senti que tout était dans les cheveux, pas dans les doigts ou dans la bitte ou dans la langue ou dans les pieds. Surtout pas dans le cerveau.

Adieux !

Paul, c’était tout autre chose. Il m’a fait avoir un fils, comme dans Les affinités… Je baisais mon mari et je pensais à lui. Louis est né le 12 mars comme Paul et il lui ressemble.

Psychologiquement,

deux gouttes d’eau

psychologiques. Père psychologique.

Deux gouttes physiques lui et son père.

                        Une copie conforme des deux, mon Louis.

Et moi, dans tout ça ? Un vase ? Un vase d’élection.

Paul aussi a un fils

                        12 ans comme Louis

À Prague.

Je l’ai fait en pensant à toi à Prague, qu’il ma dit. Je ne le crois pas. Trop sur mesure. Il l’a dit pour me faire plaisir, il sait que j’aime cela. Mais qu’ont tous ces hommes avec l’histoire de nous dire, de nous faire ce que l’on aime ?

Emmerdeurs.

Ils ont besoins qu’on les rassure. Pauvres petits de maman !

Même François. Même ce montre d’assurance, comme il se définissait.

La première fois sur l’escalier, l’escalier noir de la rue Vanier.

Mets-toi à genoux … non … sur la première marche, m’avait-il dit en m’arrachant le pull-over.

Ferme la porte,

Non

On peut nous voir.

Reste tranquille. Ne te tourne pas.

Il me força la joue contre la troisième marche. Il s’assit tranquille à côté de ma tête et lentement, très lentement, il s’enleva les souliers, les pantalons, la chemise, les chaussettes…

Tout est clair et précis comme dans un documentaire scientifique. Pourquoi dans mes histoire de sexe je n’oublie jamais rien ?

Je déplaçai une main vers mes fesses pour enlever la culotte complètement trempée.

Non.

Il s’agenouilla derrière moi, écarta le slip et glissa.

Monte.

Nous montâmes l’escalier à genoux, sans nous détacher. Mécaniquement, trois coups à chaque marche. La via pubis comme on l’appellera.

Ouvre la porte.

Je commençai à lever un genou...

Non, reste à genoux.

En m’arquant pour rejoindre la poignée, je perdis son sexe.

Ouvre la porte et attend-moi à quatre pattes, dans le salon. Enlève la jupe et la culotte, mais ne regarde pas vers l’escalier. Je vais fermer la porte d’en bas.

Je ne l’entendis pas fermer la porte, ne l’entendis pas remonter.

Ferme les yeux.

Il me détacha la main du planché, enleva le bracelet que ma mère venait de m’offrir.

Lève la tête.

Il l’appuya à mes lèvres, je l’avalai jusqu’au bracelet. Si ma mère savait…

Assez.

Il glissa entre mes bras, serra son sexe entre les seins, vint sans bruit.

N’ouvre pas les yeux, avant que je ne sois sorti. À demain. En bas de l’escalier. Mets encore le pull-over rouge.

On passa l’été dans la via pubis.

Ce jour là, mon mari n’était pas allé à Toronto. Il arriva après dix minutes. Je venais de sortir de la douche.

T’es étrange

Étrange ?

T’as l’air bouleversée

Je viens de parler à Sylvie, ça ne va pas

Comme d’habitude

Non, cette fois c’est très grave

Facile de le convaincre. Pas comme Robert, la fois du restaurant, aux Oléandres. Fermé maintenant. C’était trop clair. Après le garçon me fixait comme s’il était une chienne alanguie et puis, trois fois aux toilettes, c’est un peu trop.

Qu’as-tu ?

J’ai mal au ventre.

J’avais vraiment mal au ventre. Le concombre était trop gros, et froid. Quand il m’avait léché dans le taxi il avait senti.

Toute seule, avec un concombre. Je te le jure.

Où l’as-tu pris ?

Sur une petite table devant la cuisine.

Tu mens. J’ai vu l’expression du garçon. Je descends ici.

Je ne l’ai plus revu. Pas comme Sébastien.

Sébastien était doux. Il croyait à tout. Il était malade et la maladie le rendait attentif. Il avait toujours peur de me froisser. Même quand il m’a vue assise sur Pablo, il m’a pardonné.

Il était propre.

Pas comme Jacques et son wiski. Il m’en mettait partout. Ça piquait.

À certains hommes il faut demander de bander, à d’autres de comprendre et à d’autres de sentir. Jamais tout à un, autrement on est foutue. Il fait ce qu’il veut de nous, on devient con.

Il est mort,

Sébastien.

Dans mes bras.

Le seul dont mon mari soit jaloux.

 

27 mai 2004 Vieillir. Vieillir n’est pas retourner en enfance. Vieillir, c’est le retour de l’enfance. Des lieux, des visages, des mots aimés. Retour des peurs que les années ont polies, de la solitude que les rencontres ont inutilement assiégée. Retour des temps et des espaces énormes qui se rétrécirent subitement dans la jeunesse lointaine — lointaine de l’enfance. Retour des monologues qui remplissaient les moments inutiles. Retour de ce qu’on croyait ne jamais avoir été là.

Vieillesse, c’est l’enfance qui reprend la place que les années lui volèrent et couvrirent d’inutiles souvenirs du présent.

Vieillesse, c’est enfance. C’est être libre — comme nous ne le fûmes pas dans celle qu’on appelle enfance et qui n’est que préparation pour l’enfance de la vieillesse.

 

28 mai 2004 Voter. Je ne réussis pas à les prendre au sérieux. Aucun. Le même degré de vulgarité, des convictions qui font mal à l’intelligence, des mots qui ne sont ni mots, ni cris, ni demandes, des visages aux yeux éteints que seuls les trips de pouvoir allument, des oreilles cérumineuses.

Vas-tu voter ?

Non.

Et si Harper gagne ?

Harper ne gagnera pas, ni Martin, ni l’ex marxiste converti au nationalisme. Personne ne gagnera.

Il n’y a pas de bataille électorale. Il y a une comédie, une mauvaise électorale dont les metteurs en scène refusent l’avant-scène.

Les metteurs en scène ne participent pas. Ils ne sont pas élus.

Ils ne sont pas les élus d’un dieu, non plus.

Ils sont les élus de l’argent, l’âme du pouvoir.

 

29 mai 2004 Éloignement. Dès que l’on décrit les événements historiques, ils s’éloignent et se fixent dans le passé. L’impression que l’on a, en lisant l’histoire, de participer, d’être dans les événements, ce n’est pas une rapprochement de l’événement historique à notre époque, mais notre fuite du présent dans un passé que devient encore plus éloigné dès que l’on s’installe.

 

30 mai 2004 Joyce et Proust. On a tellement parlé de leurs non-rapports que toutes les fois qu’on les accouple on se sent un peu bêtes. Mais la manie qu’ont leurs partisans ignorants de les opposer comme deux joueurs de football ne m’empêchera pas, moi qui les a déjà aimé éperdument, d’essayer de répondre à la question qui, un jour ou l’autre, agite le sommeil de tous les lecteurs d’Ulysse et de la Recherche : pourquoi en lisant la Recherche on se sent si intelligent et en lisant l’Ulysse on se sent si bête ? Je n’ai pas la prétention de donner la vraie réponse, mais je suis certain qu’elle ne sera pas tout à fait fausse.

Proust, après nous avoir conduits par la main dans les antres les plus éloignées, les plus obscurs, les plus humides, allume la bougie qu’il cachait dans l’une de ses poches et nous invite à regarder derrière les ombres les autres ombres que les mouvements légers de la flamme rendent vivantes ; il dirige notre regard vers les mousses et les lichens qui, dès que nos pupilles se sont adaptées, semblent s’animer, et nous dire « nous nous connaissons », et dès qu’on entend, on voit des formes familières, là où on pensait de trouver rien que des formes étranges et ces formes, connues, désormais nôtres, comme toutes les formes qui naissent dans les têtes plutôt que jaillir du monde qui les entoure, nous font oublier notre guide et l’impression qu’on est arrivé tout seul nous envahit, et alors notre vanité, toujours prête à prendre en charge nos sentiments, laisse sourdre du plus profond de l’âme le sentiment d’une intelligence profonde.

Joyce ne nous suit pas. Il reste assis au comptoir à siroter son blanc. Les bruits, les images, les odeurs nous envahissent à un rythme frénétique. Tout est tellement concentré que l’on perd notre concentration. On n’est pas dans les mains de Joyce mais dans celle du monde. D’un monde qui nous échappe, qui se transforme, qui est toujours quelques mètres avant nous. Ou à côté.