31 mai 2004 Mythe. Être connu comme l’auteur d’une seule œuvre
peut être un indice de génialité, quand l’éclat d’un livre éclipse les autres
(Dante et la Divine Comédie, par
exemple[1]) ; ou une critique passablement
méchante quand il s’agit d’un écrivain qui s’est essoufflé après une courte course
(Françoise Sagan et Connaissez-vous
Brahms ? en est un bon exemple).
André Schwarz-Bart, au moins selon les gens que je
fréquente, est l’auteur d’une seule œuvre, Le
dernier de Justes, roman qui peut accompagner sans rougir Si c’est un homme mais que, certes, je
n’oserais pas mettre au même niveau de la Divine
Comédie, même si la route parcourue par André Schwarz-Bart dans ce roman
est bien plus longue que celle de Françoise Sagan.
Dans une vente de garage j’ai acheté, pour 25 sous, La mulâtresse Solitude[2]. Dès la première page il m’a intrigué :
Mais les habitants de ce
lieu n’avaient pas d’Olympe, de Walhalla ou de Jérusalem céleste, tenaient
beaucoup trop à leurs vaches (…) Trois jours après leurs funérailles, ils
prenaient simplement le chemin du royaume des Ancêtres, que chacun savait
trouver sous le village, à trois pieds de la surface. Les vivants (…) leurs
versaient de vin de palme au moyen de petits trous creusés dans la terre des
autels, des clairières, des bosquets (…). En échange de quoi les défunts
aidaient aux cultures, soufflaient à la racine des plantes (…). Ils
séjournaient sous terre une ou deux générations (…) puis remontant par la
racine d’un arbre, ils guettaient une passante pour s’insinuer en elle,
délicatement. Ils (…) reprenaient quelques mois plus tard leur place dans la
société d’en haut,
Une histoire « vraie » ? Existe-il ou a-t-il existé un
peuple avec de telles croyances ? Tout est si beau, si parfait, si
naturel ! Si scientifique !
Trop simple pour les habitants des terres désespérées à l’ouest de
l’Euphrate qui inventèrent le dieu unique qui n’a cesse de supporter les âmes
meurtrières des guerriers ? Rien que de la littérature ?
Sans doute.
Il est vrai, André Schwarz-Bart n’est pas anthropologue, il est
romancier. Il invente donc.
Il invente ?
Est-ce possible qu’une fable si simple et naturelle n’ait pas déjà pris
place dans la tête d’un humain qui l’aurait ensuite passée à son peuple ? Les
cerveaux des romanciers, quand ils ont du souffle, ne moulinent pas du vide.
Mais pourquoi, alors, le mythe ensanglanté des monothéismes a-t-il gagné ?
Parce qu’il est efficace ?
P. S.
Pour mes amis anthropologues : s’est-il inspiré des études de
Malinovski ?
Premier juin
2004 Justice. Il n’y a pas de justice sur cette terre.
Même pas en prison. Surtout pas dans les prisons à haute sécurité américaines
où la majorité des détenus noirs ou hispaniques rendent la vie difficile aux
Blancs. Surtout aux Blancs riches.
— Un juste retour des choses.
— Une justice juste n’est pas
vengeance.
— Il ne s’agit pas de vengeance. Les
Blancs riches payent pour leurs péchés, comme les Noirs pauvres pour leur
révolte.
— Les Blancs riches payent deux fois.
— Les pauvres payent continuellement.
— Mais on parlait des prisons. Les Blancs
payent plus cher parce qu’ils n’étaient pas habitués à cette dureté. Leur saut dans
le malheur est plus grand.
— Pour une fois que la vie dure et
difficile aide à quelque chose ![3]
— C’est ton côté gauchiste et simpliste
qui te fait parler.
— Sans doute.
Je dois admettre que, dans cette histoire de prison, il y a quelque chose
où mes points de repère se liquéfient et qui me fait sentir impuissant comme quand
je discute du port du voile en France. En fait, ce n’est pas vrai que les
personnes les plus pénalisées en prison sont les Blancs riches.
Ce sont les Femmes blanches riches.
Et c’est sur « femmes » que le bât blesse.
Genre et richesse. Genre et race. Race et genre. Race et richesse…
Une vraie guêpière.
2 juin 2004 Jeu. Que « Le
jeu est un moyen que bien de petits animaux emploient pour apprendre à survivre
à l’âge adulte » on l’a dit et redit des milliers de fois. Un peu moins
souvent on entend dire que « Le jeu est un moyen que bien d’adultes
humains emploient pour ne pas laisser mourir leur enfance ». Et pourtant
cette deuxième affirmation est encore plus évidente que la première, et fonde la
différence fondamentale entre les animaux humains et les autres. Pourquoi alors
est-elle moins commune ? Sans doute parce que trop d’humains sont réduits
à des excroissances de l’économie — excroissances de consommation dans les
classes riches et excroissances inutiles ou exploitées dans les autres classes.
Rationalité. D’une part l’homme comme animal
rationnel ou l’homme comme l’une des feuilles (temporaires) de l’arbre de
l’évolution, de l’autre l’âme qui s’incarne et revêt un corps animal. Les
différences semblent énormes mais les deux visions peuvent cohabiter comme l’acceptation
de l’évolutionnisme de la part de l’église catholique le démontre. Mais, y
a-t-il une autre manière de penser ce qui fait que l’humain est humain ? Probablement
pas, si on considère l’humain du point de vue de l’animalité. Quel autre point
de vue peut-on prendre ? Celui de l’être de Heidegger ? Je ne l’ai
pas encore compris. Un autre ? Lequel ? Je n’ai aucune idée. Et
vous ?
3 juin 2004 Taille. Elle
avance tirée par un chien passablement sale. La taille de sa jupe est tellement
basse que je vois des gribouillis poindre de la ceinture. Tatous ou
poils ? Je ne sais pas, trop myope. J’ai écrit de « sa jupe »
mais je ne suis pas sûr qu’il ne s’agissait pas de pantalons ; le regard,
aimanté par le 10 cm de ventre entre le nombril et la ceinture, est aveuglé.
Jupes. Comment ne pas penser à l’église
catholique qui empêchait les femmes de porter les pantalons dans les églises, quand
on lit que dans une école anglaise on interdit aux filles de porter les
jupes ?
Dans les années cinquante, les femmes en pantalons ne pouvaient entrer
dans les églises parce que… parce que les hommes les portaient.
Péché d’orgueil.
Aujourd’hui on les empêche de porter les jupes pour que les microjupes ne
dérangent pas la capacité de concentration des étudiants et des enseignants.
Péché de trouble.
Dans les deux cas il s’agit d’un péché. L’école comme nouvelle église avec
ses rites, ces prêtres, ces livres sacrés, son bourrage de crâne, etc. —
comment ne pas rire de ceux qui critiquent les écoles islamistes et sont incapables
de voir que nos écoles sont des écoles échangistes[4].
Armées de la peau. Drôles, ces Occidentaux ! Ils
ont envahi l’Afrique et l’Amérique et comme première chose ils ont emprisonné
la peau des indigènes dans des vêtements aux allures parfois fort ridicules et
puis, à partir du vingtième siècle, ils ont commencé à subir les revendications
toujours plus agressives de leur peau blanchâtre qui demandait de l’air, du
soleil, de la liberté.
Centimètre après centimètre, le mouvement de libération de la peau a
avancé. Même les jeans étroits montre-tout n’ont pas arrêté la lutte contre les
prisons de tissus. Comme toujours dans les mouvements révolutionnaires ce sont
les femmes qui luttent plus durement et qui obtient le moins. Étrangement
(étrangement ?), dans cette lutte, elles ont eu les plus gros gains. Leur
peau a gagné.
Au début le mouvement était assez peu organisé, voilà donc que la peau
des cheville se libère[5],
ensuite celle des avant bras et puis, voilà un retour sur les jambes avec la
peau des mollets qui chasse les quelques centimètres de tissus, la peau de la
gorge commence timidement, tandis que côté jambes on dépasse le genoux… inutile
de suivre en détail toutes les batailles. Il est plus instructif de voir ce qui
se passe aujourd’hui.
La peau d’en bas a pratiquement obtenu l’entière cuisse mais son avancée est
bloquée par les muqueuses aux ressources infinies (une alliance entre muqueuses
et peau pourrait être catastrophique pour les tissus et pour la morale des
voyeurs), gardiennes du mont de venus qui protège l’antre de la vie. Depuis
deux ou trois ans il y a donc eu un changement radical de stratégie : un
détachement ombilical a commencé la descente vers le mont de venus en libérant
les plaines (parfois avec tendances collinaires) du ventre. Pour ne pas trop
effrayer le pouvoir établi, avec des manœuvres fort adroites, la peau de la
gorge avance et recule selon les besoins…
À cause de toutes ces luttes je ne suis pas sûr que l’école anglaise
pourra bloquer les peaux armées.
4 juin 2004. Nos acteurs préférés. Elles ont onze et douze ans, portent des pantalons à taille basse, sont
filles de profs d’université et s’agitent en parlant de Johnny Depp et d’autres
acteurs que je ne connais pas. Deux exemplaires parfait de préadolescentes. Ces
acteurs ont vingt, trente ans plus qu’elles.
Mes amis dans la cinquantaine bavent devant des actrices de vingt ou trente
ans plus jeunes qu’eux. Encore un signe que la vieillesse est un retour à
l’enfance. Ou est-ce tout simplement le fait que dans la vingtaine et la
trentaine les corps des humains sont au zénith ?
Au milieu du chemin de notre vie
Se dressent les corps que la beauté
Céleste d’une main légère et pie
Enveloppe d’une unique clarté.
Misère, souffrance, balourdise
Solitude, maladie, lâcheté,
Tout défaut que la pauvreté vise
Rien ne peut contre le simple éclat
Qui dans la vingtaine fait mainmise
De tout ce qui, entre âme et peau, bat.
La trentaine à grande peine conserve
Le jour dont feront les vieux grand cas
Quand bien plus que la chair la verve
Pare le corps par la vie délabrée
De paroles sans cœur, simples serves
Inutiles d’ancien beau rêve sabrés.
5 juin 2004. Comme ça. Daniel
Welzer-Lang, dans un entretien réalisé par Sandra Laugier et Michela Marzano
publié dans le numéro 15 de la revue Cité :
« La pornographie produit des images
polluantes. Une anecdote : la première fois que je suis entré dans un club
de danseuses nues, c’était au Québec, et le lendemain j’allais faire une
conférence avec Huguette Dagenais dans le laboratoire féministe à l’université
Laval. Le fait d’avoir vu tous ces corps dénudés à disposition pour 5 $ la
danse, provoque un trouble qui dépasse la seule scène pornographique. Quand on
sort, on a l’impression que toutes les femmes peuvent être comme ça, à
disposition pou 5 $ la danse. L’effet pornographique dépasse largement le
simple visionnement ou la simple mise en coprésence avec des corps issus du
commerce du sexe, pour envahir
l’ensemble de la vie sociale ».
J’ai plutôt l’impression que c’est la tête de monsieur Welzer-Lang qui
est polluée.
« Quand on sort, on a
l’impression… » ?
« Quand je suis sorti, j’ai eu l’impression », il aurait dû
écrire, pour fixer dans le temps et dans l’espace ce qui c’est passé. Pour ne
pas créer des confusions inutiles. Ses impressions québécoises devraient plutôt
le faire réfléchir sur ses idées, sa façon de voir les femmes.
Jeune, j’allais parfois étudier les danseuses, mais jamais j’eus
l’impression que « toutes les femmes peuvent être comme ça », si avec
« comme ça » il veut dire qu’elles montrent leurs seins et agitent
leur ventre pour 5 $. Si avec « comme ça » il veut dire que toutes
les femmes ont un corps fait « comme ça » et qu’on peut le désirer
même dans un congrès de féministes alors je ne vois pas le problème. À moins
d’avoir peur des femmes (qui sont moins simplettes que ne le pense Welzer-Lang)
ou d’avoir peur de ses propres faiblesses (qui sont sans doutes plus faibles que
l’on ne le pense).
Si sa psychologie a une certaine stabilité, chose dont je ne peux pas
raisonnablement douter, quand il sort d’un congrès il doit voir toutes les gens
comme des gens constipées qui se prennent très au sérieux.
Est-ce mieux que la sortie du bar de danseuses ?
Si quelqu’un le connaît, il devrait lui proposer de s’intéresser aux
effets polluants de la « culture » académique.
6 juin 2004 Je ne veux pas parler.
Je ne veux pas parler
du bonheur de ce février au bonheur promis
ni des soleils verts, du rouge soleil amis.
(Elle serait gênée).
Je ne veux pas parler
des cris criés par le corps crispé
ni de la pleine chair abandonnée.
(« Sur ces choses là on se
tait »).
Je ne veux pas parler
de la tête orgueilleuse levée
ni de sa marche pleine de fierté
(Elle ne voudrait.)
Je ne veux pas parler
De sa gorge folie de volupté
ni des nymphes pudiques baisées
(« Pourquoi dis-tu cela ? »)
Je ne veux pas parler
Des fous rires de fous rires grains
Ni des pleurs qui pleurent pleurs
(« Trop artificiel ! »)
De quoi parler ?
De rien. Je veux me taire et dans le jardin de villa Marguerite, à Syracuse,
allongés, l’écouter parler de Madeleine et de tous ceux qui flânent dans
le ventre chaud de sa mémoire.
[1] Pour me limiter à certains piliers de bibliothèque du XXe siècle, il est clair que Proust, Pasternak et Musil sont des auteurs d’une seule oeuvre. Joyce est plus problématique même si Ulysse prend beaucoup de place. Par contre, d’autres monstres sacrés comme Kafka, Singer, Woolf, Faulkner, Mann, Gadda et Valéry, par exemple, ne se limitèrent pas à un livre. Ou, ne surent pas produire une œuvre d’un tel éclat qui puisse éclipser les autres ? Ou, de manière plus réaliste, est-ce parce que la société de consommation de la culture n’a pas encore réussi à charger l’un de ces livres d’un message publicitaire « éternel » ?
[2] André Schwarz-Bart, La mulâtresse Solitude, Seuil 1972.
[3] Dans les camps de concentration nazis, jusqu’à
une certaine limite, c’était la même chose.
[4] Échangistes, non pas dans le sens sexuel mais dans celui d’échanges économique : l’école a comme tâche principale, non dite, de former les bons consommateurs et les bon producteurs qui échangent les produits de leur travail inutile.
[5] On ne considère pas le bikini ni les
déshabillés des bordels. Comme il arrive souvent aux mouvements radicaux, le
pouvoir concède à des élites des droits pour qu’elles suffoquent les désirs de
la multitude. Il serait fort intéressant d’analyser la fonction d’élite des
putes dans le mouvement peauiste.