Premier mars 2004. Bordeaux. On venait de sortir de la librairie Mollat et elle me dit qu’elle voulait me montrer quelque chose qui m’aurait fait un grand plaisir. Je déglutis en regardant son avant-train (ne pensez pas que je sois vulgaire ou misogyne en nommant de telle sorte sa gorge splendide, attendez la suite).

— Arrête ! Ce n’est pas ce que tu penses. On va au Musée d’Aquitaine.

En effet elle était splendide, la charrue. Une charrue des années trente avec le coutre en forme de molette circulaire et un patin qui remplaçait l’avant-train.

 

2 mars 2004. Les deux bêcheurs. Vive les photos ! je me suis dit en regardant le tableau Les deux bêcheurs de J.-F. Millet. Un bêcheur, droit comme il se doit, le pied sur la bêche, va commencer à enfoncer le plateau ; l’autre, courbé, à sa droite, accompagne la motte qu’il vient de découper. « Vive les photos », c’est un cri du cœur de quelqu’un qui a bêché et qui trouve ce tableau de scène de vie campagnards absolument artificiel : le plateau du premier bêcheur est trop éloigné de la ligne de coupe et il n’est pas dans la continuité du coup de bêche qui l’a précédé ; les pieds du deuxième sont trop éloignés de la motte. Détails, certes, mais des détails très dérangeants dans un dessin qui se veut réalistes. C’est comme si on n’avait aucune considération pour l’œil de celui qui regarde. Si Millet n’était pas Millet mais, disons, Monet, et que Monet avait une empathie quelconque pour les bêcheurs, il aurait certainement renoncé au réalisme et il nous aurait rendu « l’idée » du bêchage. Un point, malgré moi, pour l’art qui se dirige vers le règne de l’abstraction.

Mais Millet n’est pas Monet.

Vive les photos ? Ouais… à moins que les sujets ne soient pas trop conscients de la présence du photographe. Un documentaire alors ? Oui, un beau documentaire pour la télé, éventuellement avec une caméra cachée entre les branches d’un saule. C’est dommage que le tableau a été peint en 1866 et qu’à cette époque-là il n’y avait pas encore de caméras miniaturisées : Millet dut se contenter de ce qu’il avait : une bonne technique et très peu de talent.

En 1866 Monet, qui peignait déjà, peignit Camille.

 

3 mars 2004. En 1866. L’année 1866, pour moi, n’est pas important à cause des tableaux de Millet ou de Monet ni parce que ce fut l’année de naissance de Benedetto Croce et de Romain Rolland ; le fait que Daudet publia les Lettres de mon moulin ne me fait pas faire un pli ; que ce fut l’année du Black Friday à la bourse de Londres, c’est sans intérêt. Je me fous même que Dostoïevski, cette année là, publia Crime et châtiment.

Ce qui est important, c’est une petite guerre que l’Italie, alliée à la Prusse, fit contre l’Autriche[1].

À vrai dire, ce n’est pas cette guerre gagnée grâce aux Prussiens (la male armée italienne fut défaite à Custoza et la flotte du pays du bel canto fut coulée à Lissa par les Autrichiens qui n’étaient guère célèbres pour leur pied marin), mais un petit épisode qui a comme protagoniste Garibaldi, que rend 1866 si important. Garibaldi, ce héros que les luttes populaires attiraient comme la fumeuse merde attire les mouches, fut le seul général italien à gagner une bataille dans cette guerre. Pour ceux qui, à juste titre, ne croient pas au valeur militaire des Italiens, je vais ajouter que dans la « grande » guerre de 1870 entre la Prusse et la France, Garibaldi fut le seul — côté français — à gagner une bataille.

Il avançait victorieux dans les Alpes quand il reçut l’ordre de s’arrêter. Il répondit avec un seul mot « Obbedisco » (j’obéis). C’est à cause de ce mot que j’aime 1866, ce mot que seuls ceux qui savent commander peuvent prononcer sans rougir.

 

Note pour ceux qui aiment les classifications : en cherchant la date de naissance de Schnitzler dans Time tables of history j’ai trouvé que la naissance de Freud (1856) est présentée dans la colonne « Science et technologie ». Je me suis aussi aperçu qu’en 1880 on ne cite pas la naissance de Musil, ce qui ne fait pas honneur à un livre écrit en Allemand.

 

4 mars 2004. Mariage. Depuis une semaine il passait ses soirées dans le sous toit avec sa copine. Il avait vingt ans. Avant il n’avait jamais baisé avec une femme sans la payer avec l’argent que sa mère prenait du veston du père. Un matin, il devait être vers cinq heures, il descendit à la cuisine pour faire la grande annonce à sa mère.

— Je vais me marier, qu’il lui dit d’une traite, sans la regarder.

Aujourd’hui il sait pourquoi il était si mal à l’aise et il faisait semblant d’observer Sylvie qui balayait la rue.

Un regard léger d’amour le dégrisa.

— Attends quelques jours. Penses-y.

Il y pensa pendant quelques jours et ensuite il n’y pensa plus pendant quinze ans.

Un soir, maintenant il sait pourquoi, il décida de se marier. Un désir rocailleux le grisait comme ce matin d’il y a quinze ans, mais le regard était à quelques milliers de kilomètres et le souvenir ne suffit pas. Il décida, l’insane. Le mois suivant, il se maria.

 

5 mars 2004. La longue marche. C’est le frère de ma mère qui parle : Ta mère fauchait comme un homme et portait des sacs de farine comme les hommes… Ta mère travaillait comme un homme… mais ça lui arrivait aussi de bavarder comme une concierge… Un matin, elle allait à Premiana, elle devait avoir seize ou dix-sept ans, elle rejoignit la Dalida à saint Grégoire. Les deux avaient une hotte assez lourde mais, tu sais, parfois les femmes… elles ont commencé à parler et, sais-tu combien de temps que ça leur a pris pour aller de saint Grégoire à Premiana ? non ? Tu n’imagines pas. Tu sais, normalement, ta mère faisait le trajet, même avec une hotte bien chargée en 45 minutes, et ben ! cette fois là, ça lui a pris huit heures… huit heures… quand elle faisait une chose elle ne la faisait jamais à moitié.

Si moi et ta mère… si nous n’étions pas frère et sœur… nous aurions changé le monde.

 

6 mars 2004. Le poids. C’est comme si j’avais un poids… non… pas un poids… c’est trop diffus… trop... parler de poids, c’est… c’est une image toute faite… une facilité… une glissade dans le langue... je ne suis pas léger, mais je n’ai pas de poids.

Le poids c’est les poids portés dans la jeunesse : le poids de la hotte remplie de fumier… de la hotte à claire-voie[2] débordante d’herbe mouillée… les billes de hêtre que les jurons d’oncle César rendent trop pesantes… les bretelles en bouleau qui donnent mal aux épaules… le nœud de la bille qui écorche le cou…

Immobile, devant le foyer, je respire les souvenirs de l’enfance.

L’air se condense… s’épaissit… se liquéfie…

Je reste collé à la porte qu’elle vient de fermer à clef. Il fait noir, très noir dans le débarras et elle m’a dit de ne pas allumer la lumière. J’ai peur. J’ai peur que quelqu’un se cache dans l’armoire. Je ne bouge pas. Je ne dois pas faire de bruit. Pourquoi m’enferme-t-elle dans le débarras ? Je ne le sais pas. Je ne le saurai jamais. Après un temps infini elle ouvrait.

    Tu ne le feras plus ?

    Non.

Ne plus faire quoi ? Je ne le sais pas. Je crois que je ne le savais pas, j’avais tout oublié. Il me suffisait d’être dans la cuisine avec elle pour que le passé se gonfle de protection.

 

7 mars 2004. Bruit. 1963, canton de Berne, Matten, à quelques kilomètres de Lenk. Dimanche après-midi.

— On va faire une petite somme. Ne t’éloigne pas.

Il ne s’éloignera pas, c’est sûr.

Il se couche, l’âme dans les oreilles.

Une indiscrète paroi en pin sépare la chambre des enfants de celle des parents.

Ils parlent… ils murmurent.

Le lit grince.

Il râle… elle gémit… c’est bon… elle crie… encore… elle rit… ils parlent.

Son éducation sexuelle se fit par les bruits.



[1] Pour situer ce qui connaissent l’histoire via la vie des hommes illustres : en cette année-là Freud n’avait que dix ans et vivait encore en Autriche ; Arthur Schnitzler avait quatre ans ; Musil et Wittgenstein, par contre, n’habitaient pas encore dans le pays qu’avant de se refermer donna au monde un nouveau souffle : leurs pères étaient encore loin de presser la détente

[2] « Hotte à claire-voie » sonne faux. Je suis certain qu’il n’y a pas un seul paysan français qui emploie cette expression mais je n’ai pas réussi à trouver le bon terme. Dans mon dialecte, par exemple, une hotte à claire-voie a un nom complètement différent de « hotte », ce qui est tout à fait normal. Les deux outils servent à des fins différentes et puisque les paysans, contrairement à ce que disent les philosophe au regard tourné en arrière qui n’ont jamais vu un travailleur des champs, sont dans l’efficacité (au moins langagière) ils n’auraient jamais pu employer une expression si longue pour un outil de tous les jours.