8 mars 2004. Sans espoir.

Güldünya est née à Bitlis

Ferit est né à Bitlis

Irfan, l’aîné, aussi.

Güldünya est la sœur

 

Güldünya a vingt-deux ans

Irfan a vingt-quatre ans

Ferit a vingt ans

Güldünya aime ses frères

 

Güldünya a de longs cheveux noirs

 

Güldünya aime un homme marié

L’homme marié n’aime pas Güldünya

Le père n’aime pas Güldünya

Güldünya n’a pas de mari

 

Güldünya est pleine d’espoir

 

Güldünya a un fils de l’homme marié

Umut, il s’appelle, le fils de Güldünya

Umut signifie Espoir dans sa langue

Güldünya s’enfuit à Istanbul

 

Güldünya est pleine de peur

 

Güldünya loue une robe de mariée

Ferit blesse Güldünya

À l’hôpital, elle pleure, Güldünya

Güldünya est tuée par Irfan

 

Güldünya aimait ses frères, son père et un homme marié qui ne l’aimaient pas assez.

Güldünya Tören est morte sans Umut.

9 mars 2004. Couples. Est-ce vrai que la société ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre ? Je ne le sais pas. Je sais, par contre, que quand un problème est bien installé, les gens se rangent d’un côté ou de l’autre, fourbissent leurs épées, dégainent et badadangggg… que le carnage commence. Ceux qui n’aiment pas les batailles — surtout les batailles verbales où le courage est inversement proportionnel à la facilité et à la profondeur des paroles — sont taxés, sinon de couardise, au moins de faiblesse. C’est dommage. Personnellement, je préfère la faiblesse et même la couardise aux cris primaires des bêtes blessées dans leur orgueil, et donc, tout en étant en désaccord avec les idées de Marie-Blanche Tahon que l’entrevue du Devoir[1] laisse poindre, je ne dégainerai pas. Il serait trop facile de juger facile l’affirmation qu’au Québec « On fait toujours les choses mieux qu’ailleurs et on les oublie aussi vite » ou de lui rétorquer, lorsqu’elle dit « Pour faire famille comme pour faire cité, il faut que les rapports sociaux transcendent les rapport biologiques… », que les couples lesbiens transcendent les rapport biologiques bien plus que les couples hétéros. Ce serait tellement facile qu’on tomberait dans une polémique stérile comme la majorité des échanges publics entre les intellectuels qui reçoivent un salaire des institutions.

Et puis je suis, ou plutôt je fus un de ses amis.

Dernièrement le hasard, puissant pourvoyeur de réflexion, m’a envoyé plusieurs signes qu’il serait bête de ne pas suivre : la naissance de H. ; l’entrevue de Marie-Blanche Tahon ; un article paru dans le dernier numéro de Bitch[2] ; et pour finir, un article du magazine populaire italien L’Espresso.

 

10 mars 2004. Paternité et canules. Il fut une époque, très très longue, où les nouvelles vies pour éclore ne semblaient pas avoir besoin du sexe de l’homme (Malinowski docet) ; ensuite ce fut l’époque où l’âme était portée par le sperme porté à son tour par la « canule » du mâle (comme l’avait enseigné « le maître de ceux qui savent », le grand spermatiste) ; vint enfin la science moderne qui, entre le coq et l’œuf, choisit, bon gré mal gré, l’œuf. La canule perdit son importance physique mais on ne tarda pas à la latiniser en phallus pour lui donner une symbolique. Celles qui ne voulaient pas ingurgiter ce que les mâles avaient la bonté de leur fournir trouvèrent tout, symboliquement bien sûr ! assez dégoûtant, à avaler. Pauvres mâles ! Pauvres mâles qui acceptent « d’éjaculer dans une canule » ! Un peu moins pauvres, si, contrairement à Marie-Blanche Tahon qui affirme qu’ils éjaculent pour « elle » (pour la mère), on croit qu’ils le font pour l’argent, pour le plaisir[3] et pour se multiplier ad libitum[4] : pour soi, quoi ! Pauvres mâles, payés pour avoir du plaisir, physique ! Pauvres mâles, qui ne savent plus où donner de la queue dans un monde qui peut se passer de leur pouvoir dans les cellules qu’on appelle famille depuis que la paternité est en perte de bitesse.

La paternité n’a jamais été un simple fait biologique et entre le père et le mâle qui engaine, l’identité n’a jamais été une nécessité. Pourquoi ce concept de « paternité » ne pourrait-il pas être désexualisé et être collé à un mâle ou à une femelle, selon ? Sans doute parce qu’il y a des intérêts et des enjeux complexes : économiques, historiques et psychologiques — pour ne pas employer le terme trop galvaudé, dans ce contexte, de « symbolique ». Ce qui est certain, c’est qu’appeler co-mère la femelle qui détient la « paternité » est d’un extrême mauvais goût et non seulement à cause des assonances assez douteuses[5].

Il n’y a pas de co-mère. La père, alors ?

Ça fait mal à la langue.

Créer un autre terme, un terme plus neutre ?

Ce ne serait pas naturel : pour les mots on n’a pas encore trouvé de fécondation artificielle.

Ce qui est fort probable, c’est que la figure du père en tant que mâle sera effacée par une figure neutre, n’en déplaise aux machos, avec une valeur symbolique insouciante des sexes et des genres — mais ne l’a-t-elle déjà été, partiellement ? Pourquoi un enfant ne pourrait-il pas avoir une mère et un ou plusieurs êtres « paternels » ?

La famille, que le vieux pouvoir paternel gardait unie, éclatera, en Occident au commencement, d’une manière bien plus radicale qu’aujourd’hui : de nos jours les éclats se réunissent à la vitesse de l’éclair en de nouveaux noyaux familiaux parmi lesquels les enfants circulent plus ou moins à l’aise. Mais, « Quel impact cette réduction de la paternité aura-t-elle sur l’image de soi des jeunes hommes québécois (…) ? » Quelle réduction ? Il n’y a que réduction de la « paternité » biologique, mais l’image de soi n’est liée à la paternité physique que pour quelques esprits grossiers qui font du tête à queue sans le savoir.

 

11 mars 2004. H. H. est né le 29 janvier 2004 à l’hôpital Saint-Luc. Il a deux femmes pour parents : Orence est la mère biologique et Flora l’autre, comme Orence sans pénis et sans barbe mais bien douée en glandes mammaires, utérus et sensibilité.

Et le père ?

Lequel ? Celui de la canule ?

Quelque part en Ontario.

Et la figure du père ?

L’ombre ?

De nos jours ça revient au même.

Flora. Sans doute.

Et comment le petit appellera-t-il Flora ? Co-mère ?

Ne me fais pas rigoler.

Père ?

Bien sûr que non.

 

Pour H. il y aura Orence et Flora. La majorité des jeunes ont déjà remplacé les noms des rôles avec ceux des individus, ils ont ouvert la voie à H. Tout est prêt pour qu’il dise « Orence, s’il te plaîaîaît » quand il voudra encore du Nutella et « Flora, s’il te plaîaîaît » quand il voudra coucher dans le lits de ses parents.

Grâce aux législateurs québécois qui, selon Marie-Blanche, ont établi « une égalité entre couples homosexuels et hétérosexuels » le trio Orence, H., Flora pourra vivre une vie légalement et civiquement normale[6].

Très bien.

Très bien pour Orence et Flora.

Et notre petit H. ? Éduqué par deux tribades, comment vivra-t-il l’Œdipe ? certainement pas moins bien que les H. éduqués dans une famille au père symbolique absent et con comme une poêlée de bettes.

Très bien pour H. aussi ?

Aujourd’hui, c’est sûr. Et demain ?

Et demain, qui sait ? Pour les H. qui ont Floro comme père ? Ce qui est certain, c’est que ce sera dramatique pour les psychanalystes qui devront retravailler l’Œdipe (le leur !).

Très bien, mais, et l’égalité avec les couples d’hommes homosexuels ? Et la justice ? Comme nous le fait noter Marie-Blanche, les couples gays sont défavorisés : d’un part ils ne peuvent pas encore être la mère biologique et de l’autre, puisque ils ne peuvent pas adopter, étant donné que la majorité des pays ayant un surplus d’enfants ne sont pas ouverts d’esprit comme le Québec, ils sont injustement discriminés.

Le mâle québécois est à la dérive : qu’il soit gay ou straight il a toujours devant lui une maudite femelle qui lui barre le chemin.

Pauvre mâle, pauvre mâle québécois.

 

12 février 2004. I kissed a girl. Non seulement elles fondent des familles et elles pissent des marmots, mais se montrent sans retenue en prime-time ! Je suis sûre que dans une université perdue, quelque part au Texas ou au Nevada, on tricote des thèses sur les causes socio-économico-culturello du fait que le french kiss de Madonna et Britney Spears a fait moins de remous que le sein de Janet.

Il y a de quoi creuser.

Creuse, creuse Jenny.

Il y a de quoi penser.

Pense, pense Johnny.

Il y de quoi rire.

Ris, ris Jenny.

Il y de quoi peurer.

Peur, peur Johnny.

J’en conviens, c’est tout ce qu’il y a de moins anodin, dans cette société puritaine où la bouche n’est qu’un trou alibile ou un éjecteur de mots ; dans une société raciste qui, jusqu’à avant hier considérait les seins des Noires comme les pis des vaches.

Il y a de quoi creuser.

Mais pas n’importe où et pas n’importe comment. Il faudrait sans doute commencer par ameublir la cité. Avec de l’amitié, par exemple. Et puis attendre que les vers sortent.

13 mars 2004. Le temps.

Fini le temps des baisers lesbiens,

simples aphrodisiaques pour mâles au bord de l’impuissance.

Fini le temps des amours mortifères

que les connards sans tête vouaient au malheur.

Fini les temps des couvents solitaires

où la paix coûtait la vie aux filles généreuses.

Fini les temps de Marcel Proust

où les gouines perverses crachaient à la figure du père.

Mais est-on bien sûr ? Le temps finit-il ?

C’est encore :

Le temps des mâles émoustillés par les seins qui se caressent.

Le temps des amies qui nient qu’elles savent et ne peuvent.

Le temps des couvents qui bouillent de regrets.

Le temps du mépris pour celle qui refuse.

Le temps ne finit pas. Il court, insouciant de la bride inutile qu’inutiles nous traînons.

 

14 mars 2004. Belles. Comme nous le chante l’Espresso qui ne se prive pas de mettre une photo ridicule d’une splendide jeune fille à quatre pattes, au bord de la piscine du Surfcombet hôtel de Miami, les lesbiennes maintenant sont belles, elles « valorisent leur féminité, elle sont pleines de joie de vivre ». Et penser qu’il y a des gens qui croient que les Cubains et les Haïtiens risquent leur vie pour fuir la pauvreté ! Des naïfs ou des vieux marxistes roses qui voient l’économie dicter sa loi partout. C’est tellement évident qu’ils veulent montrer à ces endormis d’Américains que toutes leurs guenipes s’amusent entre elles parce qu’il n’y a plus de vrais mâles dans l’Occident en chute libre.

On arriiiive ! Faites place à la vie ithyphallique de l’antique monde qui se lève de désir armé !

Assez déconné.

Retour à l’Espresso et à l’article si insistant sur la beauté des lesbiennes qu’on se demande s’il n’y a pas anguille sous roche. Un très beau domaine de recherche pour les jeunes lionnes d’Harare ou de la Sorbonne. Pourquoi les gays sont souvent plus beaux que les autres et les lesbiennes plus laides que les filles à mecs ? Pourrait être la question de recherche principale, avec comme sous question : est-ce un simple stéréotype ? et la sous sous question suivante : est-ce que derrière ce stéréotype se cache une idée fondatrice d’une société libre et libérée ?

Pas besoin de recherche pour affirmer que derrière ce stéréotype, comme derrière tout stéréotype, se cache une idée craintive, délicate, originale. Nota bene : derrière et non dans.



[1] Antoine Robitaille, « La paternité menacée, entrevue à Marie-Blanche Tahon », Le Devoir, lundi 19 janvier 2004.

[2] Diane Anderson-Minshall, « I kissed a girl… the evolution of the prime-time lesbian kiss », Bitch, no. 23, hiver 2004.

[3] Dans les querelles d’intellectuels, on oublie souvent qu’à moins d’avoir une maladie perfide, sans plaisir il n’y a pas de liquide qui transite dans la canule.

[4] Un jeune étudiant recommandé, peut avoir 100 remplissages de canules en un an, ce qui lui fait à peu près 10 000 $ et avec un rendement réaliste du 30 %, 30 nouvelles vies porteuses de ses gènes.

[5] Mauvais goût, si on considère l’acception la plus commune aujourd’hui « femme qui colporte, souvent avec méchanceté, les nouvelles de l’entourage » et on oublie l’acception plus ancienne de « Femme hardie, qui a de la tête, que rien ne rebute », comme il est écrit dans Le Robert.

[6] Les seuls types de vie qu’on peut affubler de l’épithète « normal » lorsque on reconnaît l’originalité de chaque nouvelle vie comme j’ai tendance à le croire.