15 mars 2004.Bull. J’ai une certaine sympathie pour Bull qui a été mon premier employeur à une époque où, en informatique, IBM faisait le beau et le mauvais temps, comme aujourd’hui le fait Microsoft. On était dans la vingtaine et tout client qu’on volait à IBM était une excuse pour fêter jusqu’à quatre heures du matin, jusqu’à quand Marino nous disait : « Chantons la dernière, vraiment la dernière ! L’ave Maria de Schubert ».

Il semble que Bull soit en difficulté et qu’elle doive rendre 450 millions d’euros à l’État français qui les lui avait « donnés » pour la sauver d’une faillite certaine. À cause des lois européennes, Bull est obligée à rendre l’argent à l’État qui s’empressera de lui passer 500 millions d’euro pour fin de restructuration. Ce qui veut dire un gain net de 50 millions. Tricherie ? Non. L’argent de la restructuration ne doit pas être rendu.

La loi européenne est respectée, la loi française aussi mais surtout, on a respecté la loi de l’économie. La mission d’une entreprise est de faire de l’argent et celle de l’État de l’aider. C’est ça la morale de l’histoire, et non seulement de cette histoire. Comme dirait Arnold : « C’est ça qui est ça » et à moi d’ajouter : quoiqu’en pensent les nouveaux Catons, avec ou sans sœur.

 

16 mars 2004. Espagne. La religion a encore frappé.

 

17 mars 2004. Histoire d’histoire. Simone Sartre n’a jamais brillé par sa profondeur (ni par sa superficialité), elle a toujours été plutôt un gris char d’assaut. Rien d’étonnant que, dans un livre sur la vieillesse, elle puisse dire des âneries du genre « à vingt ans on n’a pas d’histoire ». C’est dommage qu’elle soit morte car il lui aurait volontiers donné un cours de pensée 101 où il lui aurait enseigné qu’à vingt ans le poids de l’histoire est tellement lourd qu’il empêche de vivre et que les quatre-vingt années suivantes, dépendamment de la capacité de résistance, on les passe à se libérer ou à s’habituer.

 

18 mars 2004. Baubô, bobo et boubou. L’histoire de Baubô est très connue. Perséphone, fille de Déméter la déesse de la fécondité, a été enlevée par son oncle Hadès, le roi des enfers, et violée en toute tranquillité dans le ventre de la terre. Déméter, catastrophée, bloque la chaîne de production de la nature et fait la grève de la faim. Sur terre la vie risque de s’anéantir mais Baubô dansant devant Déméter, soulève la jupe et lui montre son ventre et son... Déméter s’esclaffe de rire. La vie revient et Perséphone aussi, au moins pendant un tiers du temps. Il faut dire que, n’ayant pas beaucoup de choses à faire dans les enfers, elle était tombée amoureuse de l’oncle que l’on dit fort en l’étreinte et que donc elle n’était pas si mal dans le règne des ombres.

Ce n’est pas pour ajouter une autre interprétation aux centaines d’interprétations que ce mythe a reçues que je parle de Baubô, même si je ne peux pas m’empêcher d’ajouter que, si Freud était une femme, il aurait sans doute mis Baubô à la place d’Œdipe[1]. J’en parle plutôt pour voir se Baubô a un lien quelconque avec « bobo » et « boubou ».

Demandez à n’importe qui de vous dire pourquoi on appelle « bobos » les douleurs enfantines et on vous répondra, sans hésitation, qu’il s’agit d’une onomatopée. Si tout le monde le dit, ça doit être vrai. Mais cela ne m’empêche pas de chercher un lien avec Baubô. « Bobo » provient de « Baubô » ? Ou l’inverse ? mais alors il faudrait montrer que les mamans grecques disait « bobo » comme les françaises (et non « bibi » comme les italiennes).

Et « boubou » ? Dans ce cas-ci, boubou n’est pas l’ample vêtement traditionnel africain facile à retrousser, mais le nom, dans un dialecte des Alpes, du diable (d’Hadès). Et puisque dans ce dialecte on transforme souvent les « o » en « ou » on pourrait se retrouver avec un bobo qui enlève Baubô qui a bobo.

Assez d’idées sur la panse pour pouvoir travailler pendant des années autour du rire de Déméter et autour du bas ventre de Baubô. On pourrait, par exemple, parler de la peur des femmes… Pas encoooore !

 

19 mars 2004. Questions. Elle écrit qu’au Québec on a « Une piètre perception de la paternité ». Ne veut-elle plutôt dire conception de la paternité ? Dès que je me suis posé cette question, une autre, bien plus troublante, bien plus profonde, me vint à l’esprit et, depuis, je ne réussis plus à dormir sur mes lauriers : pourquoi, lorsqu’il s’agit des sens, dit-on pèreception et quand il s’agit de la pensée conception ?

 

20 mars 2004. Métro. J’arrive dans la salle de classe en lisant le quotidien Métro. Une étudiante s’étonne. Vous lisez Métro ! Je lui réponds que je le considère bien plus intéressant que Le Devoir ou Le monde. Elle ne me croit pas. Même si elle ne me le dit pas, elle pense que c’est une coquetterie d’intellectuel, une provocation qu’il est bien trop facile de faire devant des jeunes étudiants. Je lui dis que c’est trop long à expliquer, et c’est vrai : chaque mot aurait besoin d’un commentaire qui devrait être expliqué et ensuite commenté et expliqué… mais n’ayant devant moi que trois heures, je préfère les employer d’une façon plus varié. Ici, loin de la salle de classe il est plus facile de le dire en très peu de mots que, à un certain âge, quand on risque d’avoir réponse à tout, les réflexions des autres ne servent qu’à raidir l’esprit, à nous mettre sur la défensive. Une des possibilités, pour ne pas être un vieux trop con, c’est de laisser que le hasard des données brutes engendre des pensées sans penser.

 

21 mars 2004. Douleur. On ne compare pas les douleurs. C’est vrai. La nôtre a toujours quelque chose de spécial qui la rend plus douloureuse.



[1] Freud ne parle de Baubô que dans une courte note publiée dans le volume 4 de la Internationale Zeitschrift für ärztliche Psychoânalyse de 1916. Il en parle à propos d’un jeune patient qui, toute les fois qu’il voyait son père, pensait le mot père-cul et voyait l’image d’une femme sans tête et sans bras avec le visage du père dessiné sur le ventree. Le visage dessiné sur le ventre renvoya Freud au mythe de Baubô qui, selon une autre version, avait, elle aussi, un visage dessiné sur le ventre. Il y a même une version très peu orthodoxe publiée dans le Dictionnaire de la myhthologie grecque et romaine de Pierre Grimal (PUF, 1951) qui confond le derrière et le devant : « Alors Baubô, pour manifester son mécontentement [Déméter ne voulait pas manger le potage qu’elle venait de lui préparer], ou pour égayer la déesse, retroussa ses vêtements, et lui montra son derrière ».