22 mars 2004. L’angoisse et le lion. Il ne savait pas ce qu’était l’angoisse, et pourtant il connaissait bien des gens qui se disaient atteints de cette « crainte diffuse » qui est le sel de l’homme, selon certains. Les angoissés se multiplient dans une pandémie qui ne semble pas le toucher. Il est immunisé : cette « peur de la peur », ce « je ne sais pas quoi qui paralyse » n’a pas de prise sur son âme. Une âme huilée par l’épreuve de l’enfance ? Simple incapacité de nommer ce qui, soudainement, grise ses gestes et ses pensées qui rougeoyaient par trop de vigueur ? Et si son manque de peur n’était qu’un signe d’angoisse, comme disait Anne ?

Angoissé sans le savoir ?

S’il parlait comme Anne et les autres, il aurait dit que l’idée d’être angoissé sans le savoir, l’angoissait. Mais il trouvait plus sain de dire que cela l’emmerdait. Il n’avait pas de temps à perdre avec semblables balivernes. La tienne est une fuite. Le silence et la dénégation ne t’aideront pas… un matin, tu te réveilleras avec un tel poids… Les poids ne lui avaient jamais fait peur. Depuis des années il se réveillait avec une enclume dans l’estomac mais il suffisait de ne pas manger trop lourd le soir pour que l’enclume ne vienne. Eh ! Eh ! pas de signes plus clairsl’estomac est liée à l’angoisse de fellation… Et les ongles des orteils aussi ! aurait-il aimé leur dire, mais il avait été trop bien élevé. Son âme était trop bien huilée.

Il y a un couple d’années, quand Anne avait commencé son doctorat en psychologie ils avaient décidé de ne plus parler d’angoisse. Et ils n’en parlèrent plus. Il resserra « angoisse » dans l’oublitoire où elle partagea ses journées avec le théorème de Gödel, le désir de Lacan et la transsubstantiation, sans jamais se montrer. Jusqu’à hier.

À la vue de la photo d’un lion

 

 

il comprit ce que l’angoisse n’était pas.

 

23 mars 2004. Enthousiasme. Nul besoin de feindre un enthousiasme, suie d’excitations brûlantes qui les sortirent jadis d’une enfance paisible — selon les voix inertes et fausses de ceux que les rudes batailles enfantines estropièrent — pour les jeter dans le vide grisâtre de l’âge que la mélancolie étouffe avant que le travail ne prennent la relève, lorsque vint son tour de parole. Un enthousiasme saccadé, pointu et acéré comme les cris de celui qui incapable de soutenir le regard du passé plane sur sa voix vers les plaines illusoires du futur. Il était loin de ce que Louis René Des Forêts offrit aux lecteurs que la hâte de comprendre n’avait pas encore jetés dans l’indolence, loin du style qui caresse pudique les blessures que la vie s’acharne à rouvrir, loin, loin de ce monde où l’émeraude est taillées par des mots que l’oubli profane ne sut plier. Il parla comme l’enfant parle quand la glotte ne suit plus les paroles que l’âme par trop de plein est incapable d’aligner comme il se devrait. Et maintenant seul dans son bureau, observé par la spirale d’Ostinato et la bouche charnue de Brigitte, celle qui agitait et apaisait ses rêves au beau milieu de l’enfance quand le désir cherchait dans le noir la lumière de l’amour, il singe le maître (Louis-René Des Forêts, Ostinato, Gallimard 1997).

 

25 mars 2004. Solitude. Elle rêvait d’amour devant le bel âtre qui partageait sa solitude depuis trente ans, sinon plus.

 

26 mars 2004. Mentana. La majorité des Montréalais ne connaissent pas « Mentana » et ne savent pas pourquoi il existe une rue avec ce nom dans leur ville. Il y a bien d’autres rues dans la même condition, je le sais, mais Mentana est importante, en cette période de voiles, des pentecôtistes, de bombes dans les trains, de guerres pour la démocratie, de murs démesurés et de vieux peureux qui laissent tout tomber pour amadouer la mort.

Mentana est importante à cause de la religion et de Garibaldi. De ce même Garibaldi qui télégraphia Obbedisco (j’obéis) dans une guerre où l’Italie perdit toutes les batailles mais fut entraînée sur le podium par Bismarck unt Co ; de cet inquiet Che du XIXe siècle qui aimait les fèves, les jeunes femmes et les escarmouches ; de ce révolutionnaire que l’État italien employait pour justifier ces interventions pas toujours orthodoxes.

En 1867, très peu de temps après avoir été arrêté dans sa mini progression dans les Alpes de l’Alto Adige, Garibaldi envahit les États pontificaux pour « terminer » l’unité d’Italie et « donner » Rome au roi. Mais le gouvernement italien, habitué à employer Garibaldi pour forcer la main diplomatique. le laisse tomber tandis que Napoléon III ne laisse pas tomber le pape. Un contingent français armé de chassepots (les vrais gagnants de la bataille), appuie les troupes pontificales composées de Zouaves et de volontaires catholiques Hollandais, Belges et Allemands. Les intégristes européens, appuyés par le De Villepin de l’époque, le 3 novembre 1867, dans la petite ville de Mentana, à quelques kilomètres de Rome, gagnent contre les laïcs garibaldiens trop pressés de se libérer de la théocratie papale.

Je ne sais pas quand, mais un beau jour, à Montréal, quelqu’un décida d’honorer la victoire intégriste papale-française en donnant le nom de Mentana à une rue qui bloque la rue Napoléon, pas loin de la rue Papineau.

 

 

27 mars 2004 Télé et voitures. « Avec de tels degrés de pauvreté, il y aura toujours une main d’œuvre à bon marché pour des attentats. » Et avec de tels niveaux d’injustice il y aura toujours un bassin inépuisable d’exaltés pour suivre le drapeau américain. Mais la pauvreté et l’injustice ne disparaîtront ni demain, ni après demain ni… dans cent ans. Ce ne sera pas ni la « démocratie » ni la « culture » qui nous libéreront du terrorisme. Ce sera la télé et les voitures. Cette même télé et ces mêmes voitures qui poussent John et Jennifer dans les bras de l’armée. Le spectacle fera sortir de la violence religieuse et entrer dans l’apathie ceux que la religion casse. Le spectacle placera les pauvres apathiques à la console des ordinateurs qui déclenchent, sans état d’âme, les ogives furtives.

 

28 mars 2004. Travail. L’homme a toujours rêvé d’autre-que-soi (machines, animaux, dieux, esclaves, femmes, hommes d’autres races, enfants) qui travaille pour lui. Ce qu’est cet autre-que-soi n’est pas important. Tout est interchangeable, pourvu que l’homme puisse vaquer à ses plaisirs et rependre ses angoisses. Un animal n’est pas tellement différent d’une machine, ni d’une femme. Et un dieu ? Un dieu devient machine. Une femme peut se transformer en déesse, pourvu que les autres restent putes ou esclaves. L’enfant peut faire des travaux que les machines ne savent pas encore faire mais l’enfant aussi peut devenir un petit dieu, de salon. Le travail aplatit tout ce qu’il touche, même les sentiments

 

Bijou. « Vingt-trois ans plus tard le bijou est bien abîmé », le bijou est le Zimbabwe et la phrase est de Doris Lessing. Ce sont les présidents de la Tanzanie et du Mozambique qui, le jour de l’indépendance du Zimbabwe, avaient dit que Robert Mugabe avait « entre ses mains le bijou de l’Afrique ». Qu’est-ce qu’un bijou selon Doris Lessing ? « (…) un superbe réseau de chemins de fer, de bonnes routes. [Des villes] policées et propres ». Aujourd’hui tout est pourri au Zimbabwe et « le nom d’un seul homme est attaché à ce désastre. Ou plutôt cette tragédie ». Un nom pas difficile à deviner. Doris Lessing est-elle Blanche ?