29 mars 2004. Vies imaginaires[1]. Il ne sait plus sur quelle idée danser. Qu’il connaisse ou non le personnage, il ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il y a de vrai et ce qui est inventé dans ces tableaux-biographiques. Et il ne devrait pas. Comme Marcel Schwob écrit dans l’introduction : « Le biographe n’a pas à se préoccuper d’être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains. (…) Le biographe, comme une divinité inférieure, sait choisir parmi les possibles humains, celui qui est unique ». Position de tout repos, côté écrivain, mais, côté lecteur, les rouages de la mémoire grincent. Même s’il sait que les biographies sont imaginaires, quand il trouve de éléments historiques qu’il connaît, il y greffe ce que l’auteur dit et il se retrouve avec un personnage qui ne tient plus en place. Il a l’impression qu’il faudrait plus que deux pages : un roman historique, par exemple. Deux pages, c’est une photo et, comme dans la majorité des photos, c’est l’âme du photographe qui se montre sur les traits du photographié.
Comme dans certains contes de Borges, au début on ne sait pas où accrocher les idées : tout est mobile ou pourrait l’être. Les idées se mêlent… se démêlent… se mêlent… et puis, à l’improviste, de nouvelles idées surgissent et alors il a envie de retourner aux sources. Il cherche sur Internet les peintures de Paolo Uccello et ensuite il vérifie si Nicola Loyselleur parla vraiment à Jeanne ; il aimerait revoir le film de Jean-Marie Straub sur Empédocle. Il relit le XXVIIIe chant de l’enfer
Toi qui dans peu
doit le soleil revoir,
Dis à frère
Doucin — s’il ne souhaite
Bientôt me
suivre ici — que de vitaille
Il s’arme, afin
qu’un double assiègement,
De neige et
d’ost, ne baille au Novarais
Une victoire,
autrement, dure à prendre !
pour retrouver frate Dolcino. Et Clodia ? Il retourne au lycée et il réentend Maria Rosa réciter : Da mihi basia mille/deinde centum/deinde mille[2]...
Certaines formulations sont déroutantes dans leur fraîcheur, d’autres pêchent par excès d’érudition : « Viride » le prend au dépourvu ; il s’étonne de « il leur aida à nettoyer leurs herbes » ; il aime « je suis colère », même s’il craint l’affectation. Ce que Marcel Schwob dit des personnes, il pourrait le redire de sa langue « Il n’est pas utile qu’elle soit pareille à celle qui fut crée jadis par un dieu supérieur ».
30 mars 2004. Ulysse et les sirènes. Elle m’écrit : « Dans l’histoire d’Ulysse et des sirènes, je préfère les sirènes et je ne suis pas sûre qu’elles étaient si féroces que l’on dit ».
Moi aussi je préfère les sirènes. Mais, je ne sais pas nager, je chante très mal et je n’ai pas une si belle queue. Et puis, faut-il ajouter que si j’étais une sirène j’aurais préféré Ulysse à mes copines ?
31 mars 2004. Animaux non humains et inhumains. Elle sait que cela n’est pas de très bon goût, qu’entre les animaux non humains et les animaux humains, à moins d’avoir la mort dans l’âme, il faut préférer les derniers. Elle le sait, mais elle ne peut pas s’empêcher de préférer les ratons laveurs aux patrons voleurs.
Premier avril 2004. Le corpuscule. Après avoir lu le dernier livre[3] de Laurent-Michel Vacher je décidai d’écrire une critique. Je commençai ainsi :
Quatre ou cinq fois, en lisant Le
crépuscule d’une idole, je me suis dit que c’était dommage que je connaisse
Laurent-Michel Vacher. Si je ne le connaissais pas personnellement, j’aurais pu
être méprisant comme lui l’est envers les philosophes qui ne sont pas de son
bord. Comme lui, j’aurais pu me lancer dans une guerre sans respect ;
comme lui j’aurais pu me laisser guider par la volonté de puissance qui,
heureusement, pour les intellectuels, se réduit à la seule volonté d’avoir
raison ; j’aurais pu définir une grille pour caractériser le philosophe
méprisant et de mauvaise fois et montrer que Vacher, dans ce livre petit, y
entre parfaitement. D’autres choses du genre, comme Vacher, j’aurais pu faire.
Mais,
quand j‘ai lu les vraies motivations de son écriture : « mon
entreprise avait pour point de départ et d’arrivée la conviction que ce pauvre
monsieur Friedrich Nietzsche fut, sur l’essentiel, un esprit malade de
ressentiment (eh oui !), d’orgueil et de violence, au total
irrémédiablement mesquin et pitoyable » ; quand je le vis sortir
de son carcan pseudo-rationaliste et se montrer tel qu’il est : une être
frêle et souffrant (comme nous tous), un philosophe incapable d’écouter tout ce
qui n’entre pas dans sa vision du monde (comme tous les professionnels de la
philosophie), un professeur que le sentiment d’impuissance rend pisse-vinaigre (comme
la majorité des professeurs impuissant) alors je me suis dit que j’avais de la
chance de l’avoir connu parce que je ne l’aurais par attaqué mais j’aurais fait
ressortir mes plus nobles sentiments, les brins d’aristocratie que je suis
incapable de détacher de ma peau et j’aurais essayé de porter le discours à un
niveau plus philosophique et moins personnel que ne le fait Vacher. Je me suis
dit que je n’aurais pas commis le péché de prétention et de simplisme qu’en toute mauvaise fois il
se vante de commettre. Certes il ne se fera pas aimer davantage par les petits
nietzschéens comme moi, mais il continuera à se faire aimer comme un polémiste
hors pair, un journaliste comme on n’en trouve presque plus. Un faire valoir
exceptionnel. J’ai déposé le livre sur la foyère….
Le ton était trop agressif. Impossible de continuer.
2 avril 2004. Le
corpuscule II. Je me sentais plus calme et je recommençai. Je recommençai
en renvoyant Vacher à Nietzsche (au moins dans le titre) : Pourquoi Vacher
écrit des livres si intelligents.
Il
y a une explication très simple : parce qu’il est intelligent. La
difficulté avec cette explication très claire et qui devrait plaire infiniment
aux philosophes sans ombres, c’est qu’il y a des gens intelligents qui écrivent
des âneries. Ici je dois faire une parenthèse. J’aime les parenthèses, parce
qu’elle sont mon gagne pain quotidien, parce qu’elles aident à mieux comprendre
les programmes informatiques — productions de l’esprit mortes par excès de
logique.
Première parenthèse.
Mon animal préféré, c’est la vache. J’ai passé mon
enfance avec les vaches et j’ai appris à ne pas sous évaluer leur timidité, à
ne pas prendre la mélancolie de leur regard pour de l’imbécillité.
Deuxième parenthèse
J’avais écrit
« bêtise » à la place d’« imbécillité » ce qui n’est pas
très à propos dans l’exaltation d’un animal que trop de gens prennent pour
bête. Ceci pour vous montrer que non seulement je ne suis pas raciste mais je
ne suis même pas spéciste. Donc, mon animal préféré étant la vache, il est
clair que quand je traite quelqu’un de vache, il ne faut pas l’interpréter au
premier niveau (comme Vacher nous dit de le faire avec Nietzsche) mais penser à
mes arrières pensées — arrières pensées qui proviennent des mes arrières grands-parents
qui furent des vachers – des vachers avec un petit v, ce qui ne veut pas dire
des petits vachers. Par contre je n’aime pas les ânes qui je trouve trop ânes à
mon goût et leur énorme bitte ne suffit pas à me les faire aimer. C’est pour
cela que « ânerie » n’a, pour moi, aucune connotation positive
Troisième parenthèse.
Des philosophes postmodernes
arrosés de Freud et de Lacan pourraient, à ce moment-ci, me faire noter, de
manière plus ou moins ironique, que mon amour des vaches est sans doute la
cause de mon attaque à Vacher. Tu veux être le seul vacher et tu
aimerais…
Je ne crois pas que l’insinuation mérite une réponse quelconque. Car mon amour
des vaches pourrait très bien me pousser dans les bras de Vacher.
Quatrième parenthèse
Pour les rationalistes purs
et durs : consultez les considérations de Grünbaum à propos de la critique
de Popper à Adler.
Fin de la quatrième
parenthèse
Et en ce qui concerne la
grosse bitte… mieux vaut se taire.
Fin de la troisième
parenthèse
Le terme vacherie est
proscrit de mon vocabulaire, pas tellement parce que je pense que Vacher ou
n’importe qui d’autres n’en fasse pas, mais parce que je trouve le terme
injuste pour la vache. En cela je ne suis même pas un petit nietzschéen.
Fin de la deuxième
parenthèse
Mon amour des vaches me porte à préférer parfois l’écoute, le
calme… me rend complètement non fascisant.
Fin de la première parenthèse et retour au thème
principal de l’intelligence
Donc Vacher, à mon humble
avis, écrit des textes si intelligents parce que, comme toutes les personnes
intelligentes qui ont un but à atteindre, il ne dévie pas de sa route n’importe
quoi qu’il arrive. Mais cela est le contraire de l’intelligence, direz-vous. Dire
que l’intelligence permet de s’adapter, qu’elle rend les gens moins
rigides c’est
un lieu, parfois vrai parfois non. Souvent l’intelligent est intelligent parce
qu’il fait feu de toute voix et il impose la sienne. Il est clair que dans ce
texte Vacher a une idée en tête et il y va en posant toutes les données comme
il veut…. Il est clair que devant un texte guidé par l’intelligence et un
extrême ressentiment (eh oui !) si on ne veut pas se faire
écraser il faut jouer sur d’autre plans : il faut avoir des oreilles fines
(pas nécessairement longues).
Donc en résumé le livre est
monocorde ou monomaniaque, si vous préférez et même le brio de l’écriture ne
lui permet pas de donner des ailes aux idées.
Encore une fois, ça ne va pas. Trop baroque. Il y en a trop. Il faut que je sois plus détaché, plus léger. Je décidai de ne plus y penser pendant quelques jours. Laisser l’écume se poser.
3 avril 2004. Cannes et Houlette. Décidemment cette semaine c’est la semaine de l’exaspération. Je dois avoir mes règles. En feuilletant Métiers oubliés[4] de John Seymour, j’avais des montées de colères presque comme en lisant Vacher. Et pourtant, pas d’rap. D’une part un auteur très attentif et presque amoureux de ce qu’il traite et de l’autre quelqu’un qui décharge sa bile sur son sujet et sur les pauvres malheureux lecteurs. J’avais aussi l’impression que Seymour, contrairement à Vacher, ne connaissait pas ce dont il parlait. Je m’explique : il en parle comme quelqu’un qui, fasciné par la disparition de ces métiers, se les approprie dans un environnement artificiel, hors contexte, de manière proprette ; comme un expert qui sait tout, qui sait tellement tout qu’il ne s’aperçoit pas que ses mots sont le tout ; comme un anthropologue qui connaît mieux que les sujets étudiés leur vie. J’avais l’impression d’un mec qui fait un retour à la surface de la terre pour son plaisir : qu’il a les pieds sur terre mais pas dans la terre. On ne sent pas les odeurs, on ne voit pas les ongles noirs, les pieds bruns de fumier, les fesses foireuses, les coudes crasseux… On a l’impression d’être au cinéma, de regarder Blanche Neige défaite par Walt Disney.
Est-ce que le travail de Vacher est vraiment différent ? Pourquoi écris-je que Vacher sait de quoi il parle ? Parce qu’il a lu et relu Nietzsche ? Mais, depuis quand lire et relire suffit pour comprendre ? Je crois que Vacher comme Seymour ne sait pas de quoi il parle. Il parle en touriste de la pensée. Il parle de Nietzsche comme Disney de la marâtre de Blanche Neige.
Décidément il ne suffit pas un acte de volonté pour oublier les impressions que m’a laissé le livre de Vacher. Allons-y, un petit effort, retournons à Seymour.
À vrai dire ce qui m’a irrité le plus dans le livre de Seymour c’est qu’il emploie le terme métier à tort et à travers : pour les vrais métiers oubliés (fondeur, tonnelier, coraclier, coutelier, charron…), pour les activités de bricolage, simples appendices d’un vrai métier (fabrication d’échalier, de murs en pierre sèche, de maisons en bois…), pour les activités de support de la vie quotidienne (fabrication de sabots, de manche de haches, de balais de bouleau, des cannes, des piquets…). En voulant mettre de l’ordre il mélange tout, comme Vacher. Oh non ! Pas encore !
4 avril 2004. Il y a des visages qui…. Cette fois je suis irrité contre moi-même. Je ne peux pas m’empêcher d’être content que Ahmed Yassine ait été tué. Content et irrité. Irrité parce que je sais que ce meurtre est une erreur politique très grave, mais… Yassine a une gueule si antipathique, il incarne tellement bien la haine de la vie, il est tellement dans la mort qu’il est difficile de ne pas se réjouir de la connerie de l’armée israélienne et des décisions politiquement suicidaires de cette brute de Sharon.
Ce visage de moine hypocrite et violent me fait gerber. Le fait que je trouve belles les gueules de Condolleeza Rice, de Powell et de Mugabe devrait me faire réfléchir un peu plus, j’en conviens, mais j’ai l’impression que dans les visages de ces derniers il y a quelque chose de ce monde, un brin de vie que Yassine n’avait pas. Cette aversion de Yassine et des gens qui envoient à la mort certaine des centaines de jeunes arabes est tellement profonde que je ne crains aucun excès. Par exemple : je crois profondément que le comportement des SS est moins haïssable que celui de Yassine et des chefs qui l’entourent.
— Ne dis pas de bêtise !
— Ce n’est pas une bêtise. Comme Yassine, les SS étaient dans la haine et dans la mort. Mais, à différence de Yassine, les SS n’étaient que pour la mort des autres : des êtres qu’ils jugeaient nuisibles comme les Juifs, les communistes, les homosexuels… Yassine est aussi pour la mort des siens ! Il envoie vers une mort sûre une jeunesse pleines d’idéaux et vide d’argent, assis sur le trône malade d’une chaise roulante.
— Comme les japonais leurs kamikazes
— Oui, mais là encore Yassine est moins excusable. Les kamikazes étaient envoyés contre des militaires tandis que les aspirants martyres musulmans sont envoyés contre des gens qui ne sont pas nécessairement en guerre. La pourriture actuelle des Islamistes me semble comparable seulement à celle de l’Inquisition catholique ou à la folie d’un Luther ou d’un Müntzer.
Il faut que j’arrête, autrement je nous gâche la soirée. Je ne lui parlerai donc pas de ceux qui se sont fait sauter à Madrid pour aller plus vite au paradis, rejoindre Yassine.
Souhaiter la mort. On dit qu’il ne faut pas souhaiter la mort même à son pire ennemi. Je suis d’accord, à moins que celui-ci ne croit pas que la vraie vie soit après la mort.