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25 octobre 2004 Corps aux mots. Dans les écrits et les dessins de Berger bien des choses me font penser à Nietzsche. À un Nietzsche sans moralisme. À un Nietz= sche peintre plutôt que musicien de la parole. Je pris « Les homm= es sont faits pour danser » de King, pour une confirmation. Donc, un jour de mai, dans un restaurant de Turin…
On était une dizaine, amis et admirateurs, assis autour d’une table et autour de lui et de = Beverly, sa femme. (Je les avais rencontrés pour la première fois quel= ques heures auparavant, à l’hôtel, arrivant de Savoie, en mot= o.) Conversation animée, mais pas trop. L’atmosphère est au « on est entre nous », mais elle reste délicat= e et pas gênante. Rien de trop. Ce que l’on appelle convivialit&eacu= te;, domine. Premier tour de gnole. L’eau de vie libère la question= qui me picote la langue depuis que l’on est attablés.
— Je vais vous poser une question qui vous semblera sans doute incongrue mais qu= i, pour moi, est très importante. Pourquoi une telle absence de Nietzsc= he dans vos écrits ?
— It’s not incongruous. Hum… Hum… let me think. (Un silence d’une dizaine de secondes.) Je vais te répondre plus tard. Je ne peux pas répondre comme ça. = Il faut que j’y pense.
Le jour après.
« À propos de ta question d’hi= er soir. Je crois que je suis né trop tôt ou trop tard. Apr&egrav= e;s la guerre, Nietzsche, dans un certain milieu était… Tu sais= 230; Et quand il a commencé à être lu, étudié = et apprécié par des philosophes de « gauche &raq= uo;, pour moi, c’était trop tard. J’avais d’autres intérêts. Je dois aussi dire qu’il m’irritait. Sans doute que si je le reprenais… peut-être.
Ce ne fut pas seulement le « peut-être » qui me fit sentir qu’il y exprimait d’abord respect pour mon enthousiasme. Pour l’enthousiasme. C’était surtout cette concentration, len= te et ferme, qui donne corps aux mots et qui, comme je le constatai ensuite, l= ui était naturelle.
26 octobre 2004 Réalisme. Turin, école d’écriture Holden. Première journée d’un atelier organisé autour de John Berger. D’entrée de jeu il est très clair : il n’est pas là pour théoriser ; il partira des trava= ux des étudiants pour, éventuellement, donner des conseils en partant de son expérience. Approche pédagogique qui, quand el= le n’est pas simple démagogie, devrait être tout ce qu̵= 7;il y a de plus normale mais à laquelle je ne suis pas sûr que les étudiants aient été habitués par les écrivains qui sont venus leur parler. Mais c’est aussi une approche qui n’a de valeur que si l’écrivain suppos&eacu= te; savoir, après une phase de réchauffement, ne se laisse pas me= ner par le bout du nez par son ego, comme cela arrive dans presque tous les amp= his du monde.
À un certain moment Berger emploie le mot « réalisme » en réponse à une question. Pause déjeuner. Retour. Un étudiant svelte de corps= et de parole commence la séance en lui demandant s’il peut re-exp= liquer le réalisme parce que ce matin il n’était pas là= . Il répond qu’il ne re-expliquera pas. Que toute explication serait simple exercice pédagogique. Que s’il a parlé de réalisme, c’était dans un contexte bien défini q= ue l’on ne pourrait pas recréer artificiellement. Que si son interlocuteur du moment ne savait pas ce qu’il avait voulu dire ce ma= tin par réalisme, ce n’était pas très important.
Dans la voix, une détermination sans concession= s et une légère irritation. Une hypothèse : la détermination fut le fruit de la certitude que le travail sur les mo= ts n’a aucun intérêt s’il n’est qu’exerci= ce académique en réponse au pédantisme juvénile&nb= sp;; le style intellectuel BCBG du jeune homme fut à l’origine de l’irritation.
27 octobre 2004 Est-elle morte ? Turin, école Holden. Deuxième journ&eacu= te;e. Un étudiant vient de réaliser un documentaire sur les luttes = des chômeurs napolitains pour le droit au logement. Luttes auxquelles, injustement, toute la presse italienne a collé l’étique= tte infamante de N’drangheta (la « = ;mafia » napolitaine). Lors du tournage du documentaire, il a rencontré une f= emme exceptionnelle qui, lentement, est devenue l’une des leaders. Il aime= rait faire un film qui mélange le documentaire et la fiction avec cette f= emme comme protagoniste. Il lui demande s’il peut lui faire des suggestions sur la manière de mélanger les deux « types » de scénarios.
Un très long silence.
— Est-ce que cette femme est morte.
— Non.
Un long silence.
« Alors il ne faut pas que tu le fasses. » et il lui explique que s’il dit tout ce qu’= ;il croit qu’il faut dire, s’il dit la « vérité », il peut la blesser et &cced= il;a ne vaut pas la peine. S’il renonce à dire quelque chose parce qu’elle est vivante et qu’il a peur de la blesser, alors ce ne = sera pas un bon film.
28 octobre 2004 Bêtes et goujats. Un grand mé= decin explique à une journaliste l’origine de certains maux de la colonne vertébrale. Dans des encadrés des dessins très clairs aident à comprendre. De la bonne télé. De la télé qui emploie l’image et les paroles pour faire comp= rendre des phénomènes de la vie quotidienne, ce qui permettra, éventuellement, de relativiser les jugements des experts.
De la bonne télé, si ce n’é= tait pas à la télévision italienne.
Pendant toute l’émission une jeune fille = en maillot de bain est en scène complètement immobile. De nombre= uses prises de vue explorent son dos comme même le plus aimant des amants = ne pourrait le faire. Comment est-il possible qu’il existe des responsables d’une émission aussi bêtes ? Début des génériques et fin de l’émission. La fille reste figée pendant quelques secondes et s’en va sans que personne n= e lui adresse la parole. La journalistes, les invit&ea= cute;s et les cameramen s’éloignent en copinant. Bêtes et gouja= ts.
29 octobre 2004. Des chiens, des saucisses=
, des
nazis et des femmes Les
animaux ne voient pas comme voient les humains. Donc ils ne voient pas. Leu=
rs
yeux, contrairement à ce qu’on dit, ne sont pas inexpressifs, =
mais
ils expriment une seule chose et ils l’expriment avec une telle
intensité que leur expression n’exprime que leur présen=
ce
(Il ne faut surtout pas confondre cette expression avec l’expression =
hébétée
des humains. Si vraiment on veut la comparer à des expressions humai=
nes
il vaut mieux la comparer à certaines expressions des animaux humains
dans les tourments de la jouissance).
Quand Trixie se
poste devant la porte de la cuisine et me regarde sans me voir, je coupe des
tranches de saucisse qu’elle voit comme un homme affamé les
verrait. Je suis conditionné comme l’était Pavlov, pard=
on
comme son chien. Trixie m’aime. Elle me s=
uit
partout comme un chien. Je la laisse libre, la saucisse est ma laisse virtu=
elle
(ma laisse ou sa laisse ?).
« C’est trop facile&nb=
sp;!
Tu l’as achetée avec tes saucisses ! Il n’y a aucun
mérite. » Elle a raison. Mais y a-t-il plus de mér=
ite
à « acheter » une femme avec la gentillesse, l=
es
mots, les restaurants, les livres, les sentiments, le sexe ou n’impor=
te
quoi d’autres ? Qu’est-ce que le mérite sinon la
saucisse qu’on nous tranche de la plus tendre enfance ?
Les nazis et les chiens ont eu un rappo=
rt
fort et varié. Un rapport de chien à chien. Il y a les
Nazis et les méchants dobermans. Les Nazis et les obéissants
pasteurs allemands. Les Nazis qui jouent avec des chiots. Le Nazi qui lit le
journal avec la tête de son Danois sur la cuisse… Quel genre de
saucisses tranchait Hitler pour Speer and Co. ? Sans doutes des saucisses saignantes. Les =
chiens
étaient tellement importants à l’époque nazie que
l’on peut se demander pourquoi ils n’ont pas substitué
l’aigle du Reich avec une
tête de chien.
30 octobre 2004 Le dernier portrait de Francisco Goya[1]. Goya apparaît « v&= ecirc;tu d’une combinaison de plongeur sous-marin » dans un cimetière de Madrid en 1988 à une jeune actrice, à un ministre de l’agriculture, à un docteur, à un nain et à quelques autres personnage qui l’accompagneront dans un périple souffrant parmi les ruines de l’histoire amoncel&eacut= e;es par la Révolution française. Le voyage commence à l’automne 1792, chez la duchesse d’Albe qui, pour ne pas finir comme « ces mauviettes, = les monarques de France », veut faire cadeau de toutes ses propriétés ; il continue, au printemps 1794, dans le par= c de la même duchesse où Goya, amoureux et jaloux, promet qu’= il peindra un nu meilleur que celui de Vélasquez[2] ; pour arriver da= ns un auberge de campagne, toujours en 1794, lieu d’un rendez-vous manqué et revenir encore dans le parc où, devant un Goya jalo= ux et sourd, la duchesse demande au nain de ne jamais le quitter. Un «&n= bsp;bruit d’avion à ré= action » clôt le premier acte.
Le tour continue et, en 1808, le nain et Goya «&= nbsp;avec un chien… Toujours le m&eci= rc;me, dans ma tête »= sont à Saragosse, au temps de la résistance espagnole aux armées napoléoniennes ; en 1811 on est dans la maison de Goya qui a déjà offert ses « services aux vainqueurs [qui] ne pensent qu’à une seule chose : éterniser leur i= mage ». Le voyage de la pièce et de la vie de Goya se terminent en 1828 &agr= ave; Bordeaux où le peintre, incapable de fermer les deux autres yeux qu’il a « derri&eg= rave;re la tête », ne craint pas de passer pour un fou en déclarant « Je me prends pour un Francisco Goya » et « s’endort ». Avant= de s’endormir, il rend un dernier hommage à la vie : Leandro demande à sa fiancée, Pepa, de mettre un robe blanche pour sortir et Goya de murmurer : « quelle chance… » (comme dans le prologue, nous sommes dans un cimetière en 1988). Ou bien ce « quelle chance̷= 0; » est-il un hommage à sa mort, un dernier a= cte d’espoir en réplique au rassurement de Pe= pa : « rassurez-vous, don Francisco, vous êtes bel et bien mort » ? Sans do= ute les deux.
La sensibilité de Berger pour la souffrance hum= aine, l’endurance trempée dans la chair du sexe, l’oeil du dessinateur masqué en critique certain que Goya dévêtit= Maja dans= sa tête, la structure complexe qui freine la course du lecteur, font de = Le dernier portait de Francisco Goya= i> une œuvre qui donnera aussi envie de retourner à Goya… aux se= ins impossibles de la Maja desnuda= i>… à la pudeur du Colosse= 8230;à l’homme aux pantalons oranges fusillé le Trois mai…
Difficile de ne pas convenir avec Berge=
r que
le bras gauche ne peut pas avoir été peint à partir
d’un modèle. Ce que Berger ne pouvait pas avoir vu c’est=
que
Maja semble avoir été
dénudée avec Photoshop par un utilisateur qui a eu des problèm=
es
avec le bras mais qui a fait étalage de toute sa dextérit&eac=
ute;
et de la qualité du logiciel en changeant la position de la jambe ga=
uche.
Donc, pour reprendre nos bégaiem=
ents
sur les peintres éclaireurs de la technique : comme Vermeer est=
un
précurseur de la photo, et en particulier de la photo de charme, Goya
est un précurseur du traitement de la photo par logiciel.
31
octobre 2004 Étonnement. Si
ce n’est pas la première phrase d’un philosophe que
l’on apprend au lycée, elle est certainement la première
qui frappe par sa profondeur et son immédiateté. On
s’étonne devant la puissance d’une image qui écla=
ire
les entrailles du monde et, quand on s’approche de Hegel, par exemple=
, on
ne peut pas s’empêcher de se demander pourquoi la philosophie n=
’est
pas toute de cette couleur. Quand on s’aperçoit que cette phra=
se
est une rareté, on la met dans le musée des idées et on
l’oublie, quitte à la sortir devant des lycéens é=
;blouis,
pour leur montrer que l’on ne l’a pas oubliée, que les
débuts de la philosophie grecque nous accompagnent encore. Les débit de la pensée occidentale, parc=
e que
tu dois savoir que la Grèce été…
Le
même homme ne descend jamais deux fois dans le même fleuve.
Ce qui nous frappe<=
/span>…
Ce qui me frappa ce fut l’évidence du deuxième «&=
nbsp;même »
que le premier empêchait de tomber dans la banalité. Oui, l=
217;eau
du fleuve s’écoule et la deuxième fois on ne se baigne =
plus
dans la même eau[3]<=
/a>.
Cette image de l’eau qui s’écoule était devenue p=
our
moi, en même temps, l’image de la réalité et de la
philosophie. Comme un perroquet je pouvais répéter que le
fondement de toutes les choses était le changement et que chercher
quelque chose de stable était une tâche pour hommes dés=
oeuvrés.
Comprendre que le « mê=
me
homme » aussi était un leurre me pris plus de temps et je
crois que c’est Rimbaud qui, d’un déclic, me fit compren=
dre.
Aujourd’hui cette phrase m’=
exalte
un peu moins parce que dès qu’elle se présente je la di=
ssèque.
Et, l’ayant disséquée, je ne peux plus me rapprocher de
l’étonnement initial. Maintenant je pense que le fleuve reste =
le
même parce que son nom n’est qu’une suite de lettres pour
situer dans l’espace (surtout), dans le temps (un peu moins) et dans
notre mémoire (on peu plus, un peu moins selon) le lit de Procuste de
l’eau. Ce qui m’étonna aussi, mais ne m’éto=
nne
plus, c’est que les mots, quand ils représentent des
éléments de la nature, sont bien plus solides que la nature
même. Je n’ai jamais vu l’Ob, par exemple, mais, dans ma
tête, il est bien plus solide que la Seine que portant j’ai vue=
et
revue.
L’étonnement est un feu de
paille, comme le désir et comme le désir il s’allume et=
il
s’éteint au grès du hasard. Ce ne sont pas ceux qui
n’ont pas d’étonnement ou de désir qui sont morts=
, comme
disent les personnes qui s’étonnent ou désirent parce
qu’il le faut, mais ceux qui n’ont pas de feux de paille.
Tout s’écoule.
Le
même homme ne descend jamais deux fois dans le même fleuve.
Retour à la case de dépar=
t. Qui n’est plus la mê=
me.
[1]
John Berger, Nella Bielski, Le dernier portrait de Francisco Goya,=
Champ
Vallon, 1989.
[2]
La toilette de Vénus.
[3]
En bon pinailleur, je fis noter au prof que si avec un
voiture on suivait le fleuve on aurait pu attendre la même eau un peu
plus en aval. Le prof, Giuseppe
Patané, l’une des personne la plus bête que j’ai eu la
malchance de rencontrer, chatouilla ma vanité de prétendu
scientifique et me fit taire en m’assenant qu’il était
impossible de retrouver les mêmes gouttes. J’étais pinai=
lleur
mais pas assez pour être philosophe autrement j’aurais su lui
répondre que même les physiciens emploie=
span>
des expériences de pensée pour comprendre la natureé