Lettre ouverte à Lucien Bouchard
par Ivan P. Maffezzini
La tâche, presque insoluble, à laquelle on se
trouve confronté consiste à ne se laisser abêtir ni par le pouvoir des autres
ni par sa propre impuissance
(T. W. Adorno :
Minima moralia)
Monsieur,
Vous êtes incontestablement l’homme politique qui
mieux a su convaincre les Québécois de l’honnêteté de sa démarche et du
réalisme de son approche à la question nationale. Le hasard — ou son alter ego
la Providence —, la chance — ou son bras droit la volonté — vous ont soutenu
dans l’impossible mission de piloter le Québec au-delà du détroit des bonnes
intentions qui bloqua jadis René Lévesque et où chavira, il y a quelques mois,
Jacques Parizeau. Vous serez le nouveau premier ministre du Québec, acclamé et
non élu — ce qui vous donne encore plus d’autorité morale.
Nous sommes de ceux qui ont voté oui et qui croient que la question
nationale est moins importante que d’autres questions. Nous ne sommes pas de
ceux qui vous ont acclamé : nous préférons attendre les choix politiques des
prochains mois, que nous souhaitons nouveaux. Nouveaux, surtout par rapport à
votre histoire précédente. Mais, peut-on changer un homme qui vit avec, dans et
pour le pouvoir depuis quelques lustres ? Difficilement, à moins qu’une
épreuve spéciale, un miracle... et soyez assuré, monsieur, que nul cynisme
n’arpente un tel dire.
La nature, toujours indifférente aux malheurs des
hommes, vous a envoyé une grande épreuve que vous passâtes avec dignité. Si
nous croyions à la Providence, nous aurions dit que votre épreuve vous a été
envoyée pour le Québec. Pour qu’une fois premier ministre, vous n’oubliez pas
que les malheurs adviennent même si on ne les mérite pas et que la politique existe
pour mettre une touche de justice là où la nature n’affiche que divine
indifférence. Que, fils de la nature, nous puissions la braver pour la rendre
sensible aux cris de la douleur, n’est-ce pas ce qui fait l’homme humain ?
Mais un homme, rivé à des positions aussi
« réalistes » que les vôtres, peut-il changer ?
Difficilement.
Nous craignons que votre réalisme, si utile à la
question nationale, ne devienne un obstacle pour la question sociale. Nous
craignons votre regard triste et votre parole de curé.
Nous ne sommes pas éblouis par le héros de
l’indépendance, nous pourrions l’être par l’homme politique qui aborderait
d’une nouvelle manière des dossiers plus concrets : travail et éducation
en sont des exemples. Nous nous débarrasserons très vite de l’éducation :
trop de cacographies et de fanfaronnades nous sont servies quotidiennement par
une meute d’apprentis professeurs. Dans l’arène des États généraux, des bambins
chétifs assistent, muets, au vacarme des augustes et aux exploits des dompteurs
de canaris. L’école québécoise est-elle particulièrement malade, ou
reflète-t-elle l’extrême faiblesse intellectuelle des enseignants qui s’y
promènent, des bureaucrates qui l’enrégimentent et des parents
démissionnaires ? Pour réformer l’école, si de réforme il s’agit, il faut
peut-être, simplement — épouvantable complexité de cet adverbe ! — que
notre génération de boy-scouts apprenne à sortir des sentiers battus.
Malheureusement, sur la question du travail aussi
— mais, pourquoi devrait-elle faire exception ? — les fausses vérités des
gestionnaires imposent une morne régularité aux discours. Ils coupent, ils rationalisent,
ils restructurent pour augmenter la productivité. Ils ont raison. C’est juste, c’est
très juste. Il y a quelque chose de particulièrement niais et ridicule à lutter
contre les quelques bienfaits de la technique en allant fourbir ses armes aux
ateliers des réactionnaires. Laissons la technique prendre nos jobs :
vas-y petite, nous avons d’autres chats à fouetter ! Ne crions pas quand
les gestionnaires myopes coupent branches et arbustes morts, empilons le bois
dans de nouvelles clairières et, autour du feu, parlons res publica. Discutons de la technique, fille de la pensée et mère
de la facilité. Imposons de nouvelles règles du jeu, des contraintes autres que
celles d’une économie de cuisine, remettons les buts à leur vraie place de
moyens et reprenons les vieux buts qu’on a oubliés dans les poubelles de
l’histoire.
Plus concrètement, car on ne peut pas être contre
le concret, il y a des Québécois qui attendent de vous autre chose que ce qu’on
fait à Ottawa (sinon, à quoi bon le Québec ?); autre chose que ce que
firent René Lévesque, Robert Bourassa ou Jacques Parizeau. Ils croient, en vous
entendant parler des sacrifices qui nous attendent, que vous ne voulez pas dire
que tous les Québécois doivent se sacrifier un peu plus, mais que ceux qui font
des sacrifices depuis toujours en feront un peu moins et ceux qui n’en ont
jamais fait, un peu plus. En un seul mot : justice. Un peu plus de
justice. La « lutte nationale » ne doit surtout pas être le mot
d’ordre derrière lequel on fait tout passer. Elle doit rester un moyen. Vivent
les idéaux, vivent les sacrifices aussi, mais quand les idéaux s’érigent en
idéologie pour faire digérer les injustices, alors il faut dire non. Alors il faut retrouver la froide
raison.
Nous craignons votre sommet sur l’économie. Il y
pas si longtemps, T. Adorno écrivit que « la majorité a toujours
tort ». Voici une devise que nous aimerions voir mettre le nez derrière
tous les sommets, derrière tous les états généraux, derrière tous les référendum.
Surtout derrière toutes vos décisions, car vous vous êtes trouvé trop souvent
du côté de la majorité. N’en faites pas, je vous en prie, une lecture trop
facilement antidémocratique. La majorité a toujours tort car, avec sa lourdeur,
elle écrase la fleur ténue de la vérité; car elle acquiert une arrogance qui
endort les synapses; car elle oublie que la minorité aussi — surtout — a ses
frêles raisons. Ils ont gagné le référendum, mais il sera beaucoup plus
difficile, pour eux, de le gagner la prochaine fois. Surtout si vos choix politiques
sur le travail, l’éducation et la santé sont différents de ceux d’Ottawa. Ne nous
dites pas que, dans une économie mondialisée, il y a beaucoup moins de liberté
de manœuvre : c’est le contraire. C’est bien parce que la Canada se fond
désormais dans l’Occident que le Québec peut trouver de nouvelles voies et que
l’indépendance a un sens.
« ... Alexandre et Simon, à qui Audrey et moi
comptons transmettre le meilleur de nous mêmes ». Nous sommes sûrs que la
majorité des Québécois ont apprécié que vous ayez terminé votre discours de
candidature sur une note familiale, mais nous croyons aussi que, si derrière
ces lieux communs, il n’y a pas une « utopie » qui dépasse l’enclos
familial, le « meilleur de nous mêmes » générera le pire dans les
autres. Il faut qu’Alexandre et Simon, fils de premier ministre, tout comme
Alexandre et Simon, fils d’une mère au chômage ou d’un père drogué, aient la
possibilité de recevoir le meilleur dans une communauté plus vaste que la
famille et, bien sûr, plus petite que la nation. Dans une communauté où
fraternité et démocratie ne soient pas des mots abstraits, mais la coagulation
dans le langage d’un mode de vie hors de l’esclavage du marché, où la gratuité
des gestes et la générosité ne soient pas transportées seulement par le sang.
Nous espérons, monsieur Bouchard, que la nouvelle
année vous porte un brin d’utopie, quelques grains de liberté d’esprit et un
peu de solidarité.