Coupo lou rastel, que

prou y a. Lou rey y es.

 

par Ivan Maffezzini

 

 

 

Chère Grand-mère,

 

tu me parles souvent d'hommes à la parole facile qui polluent la terre. Je le sais; j'en fais partie. Mais, Grand-mère, j'ai trouvé un livre silencieux, un livre en attente comme les prés des Alpes en octobre; un livre qui vit comme les rigoles que tu caressais en mars; un livre constant comme les nattes de tes quatre-vingt-dix ans; un livre que toi, comme des millions d'autres paysannes  vous avez écrit sur vos mains millénaires, sur vos fronts labourés, dans vos yeux chargés, sur vos ventres oubliés. J'en ai commencé  la traduction dans notre dialecte : « Perchè tu se mingä uegnü?  Me sares pciazüü uedè insema a ti sti cämp de riis, camina insemä a ti in mez ai cämp de grä, de lin et de soiä ... » J'espère l'avoir terminée avant la saison des  vêlements. Garde une  place à côté de toi, au ciel, pour mes amis. À bientôt

                                                                                                                                                                                            Ivan.

 

 

Imaginez quelqu'un, quelqu'un que vous aimez, par exemple, quelqu'un qui vous invite à faire attention à l'accent d'un philosophe célèbre  que vous ne connaissez pas. Un accent du sud-ouest de la France; un accent de paysan, qu'elle vous dit. Et, qu'après quelques jours ce quelqu'un vous fasse cadeau  d'un livre de ce sec Aquitain[1]. Et que vous mettiez ce livre sur une des tablettes les moins poussiéreuses de votre bibliothèque (certainement pas sur la tablette des livres à haute priorité, car vous en avez déjà 63 en lecture et 63 est votre nombre maximal pour cette année). Et qu'ensuite, après 6 mois, alors que vous expliquiez le sens du mot apologue  à un jeune garçon, vous trouviez un petit livre ayant apologue  comme sous-titre et une dédicace en latin et que vous commenciez à le feuilleter. Et, que vous tombiez sur des phrases comme :

 

 

Nous mourons d'être défendus... On croit, à Paris, Platon sur parole, parce qu'on croit ce qui est écrit dans les livres, on en rirait à la campagne ... Quatre fois quarante générations de paysans tacites et anal­phabètes, exploités à mort et tenus pour rien, se sont entêtés à conserver cet héritage ... Qu'avons-nous donc perdu pour nous laisser aller à l'histoire, ce mythe de mort? ... plutôt anéantir le monde que de laisser dépérir la clôture du cirque.

 

            Et, que vous vous étonniez : « c'est un ha­sard, ça doit être un hasard », et qu’alors vous y alliez soupçonneux et peureux, dès le début et qu’ensuite le soupçon cède la place à l’étonnement la peur, elle, fond comme fillette sous les caresses de l'amantet l’étonnement à l’enthousiasme, et l’enthousiasme à l’émerveillement et l’émerveillement à l’exaltation et puis le tout s’entortille et vous, vous êtes dans un vortex où les mots vous tirent vers le bas, toujours plus en bas, là où votre âme attend, sereine, que vous vous lassiez des livres de quatre sous qui meublent vos lectures quotidiennes.

 

            Et que vous marchiez le long d'une laie où des hêtres insouciants, lisses et des conifères fermés et mélancoliques se détachent d'un sous-bois d'adjectifs et de virgules qui sont là pour vous garder toujours aux aguetsqui vous sauve du danger d'un tranquille repos mortifère sans, pour autant, que vous vous sentiez égarés. Un livre qui n'a pas été écrit avec un stylo (ni avec un ordinateur, ni avec le sang) : un livre bêché par des mains qui sentent la résistance de la motte; qui ne gaspillent pas d'énergie là où s'enfonce, facile, la lame et ne sont point ralen­ties par les quelques cailloux laissés l'année d'avant.

 

            Et que la littérature française, que vous aimez tant, imprégnée de sa propre semence s'annihile pour donner naissance à ce nouveau phénix. Et que vous ayez la certitude que dans mille ans, les fils de la technique parleront de ce petit livre qui détruisit l'armée des intellectuels alliés; de ce livre qui, sans lutte, malgré lui, par le simple fait d'avoir été écrit remit à leur place des milliers de pages crispées.

 

            Et que dire lorsque vous vous apercevez que, de vos compagnons de voyage, seulement la comédie sacrée, le rire de Zarathoustra, la journée de Bloom, les petites grandes choses de T.W.A et les hommes illustres savent lui résister; savent,  pour ensuite s'en faire un ami et inonder, unis,  d'une nouvelle lumière le monde[2].

 

            Un livre qui ne se lit pas : il vous englobe. Une main ferme, habituée aux semailles, lance des lettres précises dans les sillons qui attendent depuis des années dans nos têtes. Et quelques angström de curiosité et de disponibilité suffisent à cette graine pour germer et engendrer un discours plus intense que celui de la montagne et, hélas, plus puissant que le vent, qui de l'antre Engadinoise, bouleversa l'Occident.

 

            Une prose riche et sobre. Une ponctuation qui agence, fait ordre : sans l'affectation des tirets, la mièvrerie des guillemets et sans parenthèses, signes d'impatience. Une ponctuation où les mots passagent avec grâce et légèreté.

 

            N'entrevoir d'autre voisin qu'Homère et Dante.

 

            Un auteur qui, l'oeil au vent, renoue avec Thalès et Anaximandre, Parménide et Héraclite et construit l'univers de son livre avec quatre éléments primordiaux : la terre (Paysan), l'eau (Marin), le feu (Errant) et l'air (Franciscain).

 

 

Paysan

 

Description de la plénitude de l'agriculture chinoise, de sa perfection, de son immobilité, de sa positivité. Elle est la totalité. Une terre pleine, sans bavures, où les hommes enterrés se meuvent dans une géométrie de lignes qui ne laisse aucune marge. Pas de reste, pas de vide, pas d'histoire, pas de temps. Le paysan chinois, mystère pour tout autre. Je savais en moi tous les paysans de la terre. Je me trompais. Je n'avais jamais vu la Chine. Et cette agriculture qui ne connaît ni arbres fruitiers ni forêts est l'exemple de l'absence d'exception que nous promet l'économie. Mais, de cette perfection on peut  sortir : par le haut, par en haut. Le ciel, lieu de perfection pour nous, fuite de la perfection pour eux ? Lieu de liberté.

 

            Le paysan occidental n'a pas encore appris à se cacher. Maintenant il est tard. Le génocide a déjà eu lieu.  ... prêtres. Ils venaient nous faire parler ... Souvenez-vous des soldats, des gendarmes, des policiers. Ils chassaient nos fils à cheval, comme on traque le gibier ... Souvenez-vous des banquiers, des représentants ... Dieu, les armées, le commerce. Nous voici, du coup, de moins en moins nombreux. Au moment de mourir, nous recevons des visiteurs en blanc, les ethnologues. Et, la tranquillité pour ses gens il demande. Et pour lui, le destin de l'écriture qui lui permet de se retirer du monde et d'être au ciel en douce compagnie de tous les paysans de lise.

 

 

Marin

 

Qui nous le dit, comment le saura-t-on, si vous n'avez pas de carte ? Non, vous ne pouvez pas en­trer. Et le vieux marin n'en meurt pas, de ce refus. La terre appartient à ceux qui ont le vocabulaire et l'habit adaptés, à ceux qui font beaucoup plus marin que nature, et il en est conscient. Il en a la conscience silencieuse de ceux qui ont vu plus grand que soi, plus grand que tout ce qu'humains peuvent faire; plus terrible, plus vrai. La vanité de la parole qui n'est digne de considération que lorsqu'on apprend à se plier à elle comme marin au vent, que lorsqu'elle devient notre réel comme la terre pour le paysan écrivain. La vanité des affections quand, dépourvues de passion, elles embellissent un paysage sans relief et sans étenduenon amoureux.

           

            Paysan, souvent, je ne comprenais pas les mots (leur traduction dans ma langue était pareille­ment muette) mais la beauté de leur enchaînement, la force qui les transperçait, la musique qui les envelop­pait me portait là où seulement les moments les plus hauts de Dante m'avaient amené.

 

            Le marin, comme le paysan, comme l'amoureux ne peuvent pas comprendre ceux qui parlent de. Ils parlent dans.

 

 

Errant

 

Le feu de la connaissance transformé en arme à feu pour la seule science qui restera : la science des ba­tailles ... l'espace de la connaissance tombe aux mains de la soldatesque. Algarades, luttes, noise, ba­garres, grabuge, plaids : nul ne lutte pour le savoir, ni pour la vérité, tous se battent pour se battre, voilà le savoir, et la seule vérité. Mais un jour, il y a quatre mille ans, des hommes eurent ce désir d'immortalité qui leur permit d'inventer l'agriculture et l'élevage et l'écriture. Et maintenant? Pourquoi ne découvrons-nous plus de ces nouveaux savoirs qui traversent le temps? 

 

 

Franciscain

 

            Les rapports du savoir au pouvoir : inces­tueux, idylliques, serviles,  égalitaires, arrogants, humbles, méprisants, timides ou cyniques — peu importe. Lorsque la connaissance quitte le gratuit et, oublieuse d'immortalité, produit des schémas, dans les schémas, pour des schémas; lorsqu'elle s'oppose au pouvoir pour avoir sa place,  elle l'assimile, s'y assimile et entre dans le labyrinthe des demi-vérités.

 

Anonymes, sans pouvoir.

 

            Des aïeux grecs anonymes, chassés du marché, des concours et des temples ... ont mis la main, enfin, sur un lieu sans lieu, l'espace pur de la rigueur abstraite, sur cette parfaite utopie hors le monde sans laquelle la connaissance ne sera plus que dérisoire.

 

 

Diogène, le chien.    

 

            Nous l'avons tant aiméeLa critique de la raison cynique.  Mais, lisez  le Diogène de Michel Serres (car, comme nos quatre lecteurs l'auront peut-être deviné, nous dissertons sur Détachement  de Michel Serres ) et vous trouverez un autre Diogène : il tient aux enjeux maximaux, il manie les fétiches solaires, il crée la valeur. Dans le signe et dans la langue... il vainc, mais il obéit à la loi des batailles et, par cette obéissance il perd. Désormais dans le champ d'Alexandre.

 

Antigone, l'indomptable.

 

            Nous l'avons tant aiméeAntigone. Le pouvoir de la parole qui couronne. Antigone, défend depuis vingt-quatre siècles les droits de l'amour devant Créon, l'État, contre Créon, la haine ... remplie de Créon, perd définitivement, elle entre, par la porte de la haine, dans le tombeau sans soleil.

 

Paysans, marins.

 

            Dernière tragédie qui devrait nous ouvrir au nouveau savoir.


 

***

 

Imaginez quelqu'un, quelqu'un que vous aimez, par exemple, quelqu'un qui vous invite à lire un livre de M. Serres qui vient de sortir : Le Tiers Instruit. Et que vous le commenciez avec enthousiasme mais qu’après une dizaine de pages vous ayez envie de le jeter aux orties. Mais que vous vous contrôliez. « S’il a écrit Détachement , il ne peut pas tomber si bas! ». Et qu’après un mois vous essayez à nouveau et que vous luttiez pour réussir à arriver jusqu’à la page 47 : ça ne marche pas[3].

 

            Et que vous recommenciez, pour la troisième fois, quinze jours après, et, comme par enchante­ment, ça marche.

 

            Et que vous vous retrouviez dans le même monde de Détachement. La même tension que Nietzsche mais sans son baroque, sa hargne, sa loquacité. La même tension que Platon.

 

 

 

 

 

 



[1] Aridi aquitani, comme il est minutieusement calligraphié  dans la dédicace de mon érudite.

[2] Le comité de rédaction a jugé nécessaire éclaircir ces références légèrement cryptiques: Adorno Theodor Wiesengrund  (1903-1969) cinéphile,   allemand hargneux auteur de Minima moralia; Alighieri Dante (1265-1321) un touriste italien  célèbre  pour ses mémoires d'outre-tombe; Christ Jesus (?-?) orphelin palestinien discourant, parfois, en montagne (voir Nietzsche); Joyce James (1882-1942) humoriste irlandais;  Nietzsche Friedrich  (1844-1900) chevalophile  allemand mettant en scène la mort de Dieu en Engadine;  Plutarque (46-125) géomètre grec moralisant.

[3]À ce moment j'étais en train de terminer cet article sur Détachement et j'avais donc ajouté le paragraphe suivant : « Et que vous ayez envie de pleurer et de lui écrire et de lui demander pourquoi? Pourquoi avez-vous écrit un livre qui vous sort du paysan, du marin, de l'amoureux et de l'écrivain? Pourquoi l'échine de l'assureur, la pose de l'intellectuel, la parole sans fond? Pourquoi, cette pétarade? » Paragraphe que je renie, mais qui reste comme signe d'une difficulté, pour moi inexplicable.