Dingo

par Ivan Maffezzini

 

     Tu veux dire Mirabeau !

     Non. Mirbeau. Octave Mirbeau. Mirabeau, l’orateur de la révolution française, mourut vers 1790, tandis qu’Octave Mirbeau naquit en 1848 et il est mort pendant la Première Guerre mondiale. Je crois en 1917.

     Je ne le connais pas.

 

Il n’est plus très connu et pourtant ce romancier, journaliste, polémiste, dramaturge, critique d’art fut, de la fin de la guerre de 1870 jusqu’à sa mort, l’un des hommes les plus célèbres et appréciés de France. Tolstoï, par exemple, écrivit : « Mirbeau est le plus grand écrivain français contemporain, et celui qui représente le mieux le génie séculaire de la France. » Il est vrai que Tolstoï était peut-être obnubilé par le Mirbeau anarchiste, celui que Zola définit comme « Le justicier qui a donné son cœur aux misérables et aux souffrants de ce monde ». Mais ce n’est certainement pas le côté politique qui fait écrire à Mallarmé : « Vous savez, Mirbeau, que je vous aime, parce que vous êtes un des rares qui ne fassiez pas semblant, et c’est la chose impardonnable pour le public ». Monet, Rodin, Apollinaire, Gauguin écrivirent des choses très élogieuses sur ce polémiste à la plume toujours affûtée, sur cet écrivain qui « à l’heure qui est, est le seul valeureux dans les lettres[1] ». Certes, les éloges des contemporains ne sont pas nécessairement faits pour durer : l’histoire de la littérature est remplie de médiocres que « les grands » encensent de leur vivant pour mieux briller (à notre époque, de ce genre d’exercice, Sollers est le maître incontesté). Mais ce n’est pas le cas de Mirbeau. Ne fut-ce que pour son écriture qui rivalise souvent, en pureté et précision, avec celle de Flaubert, normand comme lui et qui, comme lui, bandait de haine une bourgeoisie ignorante et vile.

 

Son côté anarchiste a certainement nui à la renommée de ce « protégé » de Zola, de Flaubert et de Goncourt qui, sans crainte des contradictions, ne vivait pas nécessairement dans le monde désincarné des idéaux. Edmond Goncourt, qui pourtant le connaissait très bien, s’étonnera que cet homme, « à qui il faut pour vivre et la femme et le boire et le manger cotés dans les plus hauts prix », puisse défendre Ravachol. Il s’étonnera, mais il ne cessera jamais de le respecter et le dernier jour de son journal sera pour lui : « Vendredi 3 juillet 1896. Journée passée en tête-à-tête avec Mirbeau ». Il n’est pas difficile de prévoir que si la tendance anar se maintient, dans deux ou trois ans, il sera dans La Pléiade ; on lui fera un album et on parlera de sa biographie dans toutes les émissions culturelles. Ainsi va le monde : féroce, intègre, provocateur, insoumis comme son Dingo, il finira bien rangé[2] entre Michelet et Molière dans la bibliothèque proprette d’un prof de Calvados rêvant de domestiquer les jeunes.

 

Dingo est le dernier roman publié par Mirbeau en 1913. Pour quelqu’un comme moi, dont le cerveau est irrigué par une mythologie paysanne depuis que l’école m’a appris l’art de dire ce que les autres ont déjà dit, la manière que Mirbeau adopte pour présenter les paysans est un coup pernicieux. Au début je me disais que c’était des paysans français et qu’en Italie, ce n’était pas la même chose. Il est vrai que l’Italie est grande et que je ne la connais pas bien… Mais, ma vallée… Dans ma vallée, au moins, c’était différent, j’en suis sûr… Mais, ma vallée aussi est grande. Il m’arrive bien de me vanter que du lac de Côme au Stelvio, il y a au moins 100 kilomètres et puis il y a plein de vallées transversales remplies de villages que je n’ai jamais visités, de villages dont je ne connais pas même le nom… Ce qui est sûr, par contre, c’est que dans mon village il n’y avait pas de paysans à la Mirbeau… Sûr ? Si j’y pense bien, quand mon grand-père me parlait d’ul Giuan de la Lisa… Il était comment ce Giuan ? Comme les paysans de Ponteilles-en-Barcis ? (Ponteilles-en-Barcis est le nom du village, allongé sur la route entre Paris et Compiègne, où Mirbeau et Dingo passent presque tout le livre avant de s’installer à Paris et de faire un voyage fort hasardeux en Italie, en Suisse et en Allemagne.) Oui, peut-être qu’au début du siècle, chez moi non plus, on n’y allait pas avec le dos de la cuillère avec la mesquinerie et la bassesse. Il a fallu deux guerres mondiales et des centaines de milliers de morts pour ouvrir un peu l’esprit des paysans. Quelle chance que d’être nés après ces deux catastrophes ! Surtout si notre esprit continue à ne pas regarder plus loin que nos compagnons d’aisance.

 

Mais, dans Dingo, ce ne sont pas seulement les paysans qui ignorent la générosité, celle-ci ne perle à l’âme ni des bourgeois ni des intellectuels ni des militaires. Tous se méfient de tous, et s’ils entr’ouvrent leur ciboulot, ce n’est que pour tendre des pièges à moins chanceux qu’eux. Mais, que font un journaliste célèbre et un dingo[3] australien dans un petit village qui « n’est qu’une rue, une rue très sale […] où s’accumulent les bouses, les crottins, et les fientes, où les ordures ménagères s’éternisent aux creux des pavés. […] À l’exception de [quelques] bourgeois, ne vivent à Ponteilles que des cultivateurs de la terre, population inquiète, sournoise, hargneuse et blême » ? Le journaliste cherche la tranquillité et le dingo, un tout petit dingo, arrivé un jour par la poste, envoyé par un ami anglais qui « ne me fatigue pas de son amitié et que je n’accable pas de la mienne » cherchera des agneaux, des renards, des gendarmes, des poules… Le dingo qui entrera dans la société civile comme Dingo, est peut-être un canidé mais pas un chien même si tous le traitent comme un chien et notre journaliste sera le premier à s’en apercevoir. Pas question de faire obéir Dingo qui « savait aussi que, s’il m’eût obéi, il n’eût été ni un chien, ni un homme, rien qu’une espèce d’être vague, désarmé, désorbité, un fantoche absurde aussi fantoche que Dieu, lequel n’a ni queue ni tête, puisqu’il est théologiquement démontré qu’il n’a ni commencement ni fin ». Ça fait longtemps qu’on a domestiqué les chiens, à peu près à la même époque que les hommes, et les uns comme les autres ont eu le temps d’intérioriser leur sauvagerie, de la rendre plus fine, plus acceptable, plus petite, plus humaine — même si je ne fais pas de citations, c’est Mirbeau qui pense ainsi ; moi je suis plus optimiste, du moins je crois. Mais l’intériorisation pervertit nos sens en les tournant — eux qui étaient censés être notre moyen d’écouter le monde — vers nos tripes, vers notre vie à nous : nous sommes maintenant sensibles au moindre mouvement de l’âme mais « nous ne sentons plus rien, nous ne sentons jamais rien » de ce qui vient de l’extérieur. Ce que nous ne sommes vraiment pas prêts à admettre. Nous voilà donc à crier sur tous les toits ou à chuchoter aux oreilles des amis (ça dépend des habitudes d’enfance) que nous supportons « toutes les laideurs physiques ou morales […] par courage […] par un noble esprit de tolérance ». Nous voilà à nous mentir. Mais la civilisation est si bien faite que pour une sensibilité qu’elle nous ôte, mille mots elle nous donne. C’est parce qu’ils n’ont pas de mots que même les animaux domestiques sont plus sensibles que nous. Quel homme, par exemple, pourrait, comme Pierrot, le petit chien de Mirbeau, mourir à la vue d’une dame laide et mesquine que seuls « la miséricorde chrétienne ou le sadisme » permettent de supporter ? Qui est encore assez sensible à la laideur pour mourir de peur de « frôler sa jupe, risquer de recevoir une caresse » ? Plus personne. Seuls quelques chiens. Les dingos non plus, ne meurent pas, mais, bien plus sensibles que les chiens, ils mordent. Ils attaquent. Ils tuent.

 

Monsieur Jaulin, le cabaretier de Ponteilles, tue aussi. Il tue sa mère après l’avoir convaincue « au moyen d’arguments dont je ne puis garantir la douceur persuasive ni la tendresse filiale […] à lui donner par avance et par acte dûment notarié " son petit bien " ». Il la tue en l’aidant à tomber du deuxième étage. Ce qui n’est pas tellement grave en soi : il y a bien peu de fils, et pas seulement à Ponteilles, qui tituberaient plus de quelques secondes entre l’idée de continuer à nourrir leur vieille mère et celle de la tuer (ou de la laisser mourir) pour avoir le magot. Ce qui est peut-être plus grave, c’est que tout le monde fait semblant de ne pas savoir et qu’un parricide, comme le sacré Jaulin « y gagne un surcroît d’estime ». « Il est futé ce bougre-là », qu’ils disent.

 

Marguerite Radicet, une fillette de douze ans, a aussi été tuée. « A été violentée, puis assassinée — d’autres prétendent assassinée, puis violentée — par un chemineau à qui M. Radicet a donné l’hospitalité ». C’est l’enquête au village ; c’est la fête de la méchanceté. Endimanchés, ils vont au bourg voisin pour le procès. On veut voir le monstre, la guillotine ! Le monstre, l’assassin n’« a l’air de rien… de rien du tout… Un pauvre visage quelconque » mais pas pour Dingo. Il le reconnaît, c’est le « petit homme déjà vieux […] qui traîne péniblement une charrette à bras », celui qu’il avait aidé (au moins dans sa tête et dans sa mimique) à monter la côte ; « en deux bonds il est près de l’homme […] il lui lèche ses mains enchaînées, lui caresse les jambes, se hausse jusqu’à son menton comme s’il voulait l’embrasser ». Il ferait n’importe quoi pour être à côté des vrais pauvres (pas des riches pauvres, des paysans et des boutiquiers qui se plaignent panse pleine) et emmerder les gendarmes. Mais ne pensez pas que Dingo ait l’esprit démocratique : il est trop solitaire, trop sensible, trop orgueilleux, trop trop, pour pouvoir vivre avec les autres chiens : il flaire « l’envie, cette basse envie démocratique des âmes inférieures, qui, pour n’avoir pu se hausser aux joies de la richesse, aux voluptés du luxe, prétendent les mépriser. » Les dingos peuvent se permettre bien plus de contradictions que les hommes, ils n’ont pas une cohérence à défendre, eux. Ils sont ce qu’ils sont, à tout moment. Ils incarnent la cohérence de la vie qui est, bien souvent plus cohérente que celle des hommes qui s’affalent de tout leur court dans le lit de l’apathie. Vous vous en doutez sans doute, Mirbeau aussi est du côté du petit homme : « Je n’étais pas sûr que le petit homme, malgré ses aveux, ne fût point innocent ». Le côté dingo de Mirbeau ou le côté humain de Dingo le rend méfiant devant la justice : « [J’ai] une telle répugnance pour ces faces indifférentes qu’ont les juges, un tel effroi de ces faces mornes, têtues qu’ont les jurés […] que je crois toujours, par une sorte de protestation instinctive, à l’innocence des pires criminels. » Trop primitif ? Trop facile ? On ne demande pas (pas encore) à un dingo de prendre des gants.

 

À Ponteilles il y a bien sûr un notaire. Il y en avait un qui est parti avec les économies des concitoyens. Maintenant il y en a un autre. Et les notaires ont beau jeu avec les paysans dont « l’amour-propre est celui d’un enfant stupide et têtu », il leur suffit de parler de manière difficile car ils sont raisonnables seulement quand ils ne comprennent pas. Et les paysans « méfiants envers leurs pères, leurs mères, leurs enfants, et envers eux-mêmes, méfiants envers les animaux et les choses et envers l’ombre des choses [ils] accordent au notaire une confiance illimitée. » Il faut dire que Mirbeau aussi l’aime bien, le deuxième notaire, qui comme le premier s’enfuira un peu plus gras, un peu plus riche ; lui aussi se laisse prendre et ne fait pas confiance à la sensibilité de Dingo qui a tout de suite flairé la charogne.

 

Dingo mûrit. Dingo fait ce qu’il sait faire et il aime faire ce qu’il sait faire. Mais ce qu’il sait faire n’est pas nécessairement ce que les braves agriculteurs, les cabaretiers, les savants (il y a même un savant, expert des araignées, qui feint un détachement très louche par rapport à la carrière et dont la jeune fille a un petit agneau. Vous le voyez venir, n’est-ce pas ? Donc la fille qui a un petit agneau aime Dingo qui, lui, aime bien la fillette mais lui préfère l’agneau. Ce qui est assez normal, pour un dingo. Imaginez les cris du savant et de sa bobonne s’il avait dévoré leur fille au lieu de l’agneau. Ils auraient pleuré toute une fin de semaine). Il chasse, il tue comme s’il était l’incarnation de Gengis Khan. Il devient la cause de tous les maux, même de la vache folle (permettez-moi ce coquet anachronisme, ça me permet de prendre mon souffle). Et Mirbeau paye, paye, paye… jusqu’à ce qu’il décide de retourner à Paris avec son Dingo qui devra se contenter de prendre les fourrures de la maison pour des bêtes vivantes[4].

 



[1] Edmond et Jules de Goncourt, Journal (16 mars 1891).

[2] On en a vu d’autres ! Pour remplir leurs bibliothèques, les riches font n’importe quoi, comme domestiquer Sade et Nietzsche et les faire reposer sur du papier bible !

[3] Dingo : mammifère carnivore (canidé) australien, scientifiquement appelé Canis familiaris dingo, qui a l'aspect d'un grand renard.

[4] Dingo se laissera mourir aux côtés de la femme de Mirbeau après avoir montré aux chiens et aux chasseurs déchaînés derrière un cerf comment on attrape sa proie.