Iketnuk et la psy

ou

comment à l'aide de Saint-Thomas et de la Grundfrage,

on s'aperçoit que la masturbation est une forme de viol

 

par Ivan Maffezzini

 

 

J'avais tellement parlé d'Iketnuk qu'elle n'avait pas attendu le ciné-club du vendredi pour le rencontrer. « Il reste chez moi jusqu'à dimanche et d'habitude il passe ses soirées devant la cheminée. Si tu veux, on peut y aller maintenant », lui dis-je en sortant du ci­néma. Enveloppés dans la brume du dernier Malle, nous marchâmes silencieux jusqu'à la rue Roy, où je lui conseillai de faire attention à l'humeur très instable de mon ami. « Il pourrait à l'improviste t'envoyer au diable. Pour vrai. Il n'est pas comme les paumés de St-Lawrence blvd. ou les moutons de la rue St-Denis qui cachent derrière un air bizarre et des comporte­ments farfelus une pensée linéaire et sans bavures dont grand-maman serait orgueilleuse. Il est comme la mule du pape, fantasque : un incivil qui souvent met trop de piquant dans la soupe », ajoutai-je. À cela elle répondit qu'elle en avait assez des rencontres civiles ou faussement inciviles et qu'elle aurait payé bien cher pour goûter au vrai piquant. Et le piquant ne manqua pas. Je dis piquant mais moins fasciné par la personnalité d'Iketnuk j'aurais dit grossier, vulgaire, ou même dégoûtant.

 

            La porte d'entrée était fermée à clef. Je l'ouvris et je fis passer Françoise qui s'arrêta net de­vant la porte vitrée. Bouche entrouverte et tête en avant, elle se retourna lentement et singea la démarche de Sylvestre s'approchant de Titi. Et à peine eus-je le temps de commencer : « Mais, qu'est-ce que tu...? » que je compris, ou mieux, je vis : Iketnuk, pantalon et caleçon aux genoux, le front appuyé sur le rebord de la cheminée, se masturbait vigoureusement. Un gémissement saccadé faisait contrepoint au crépite­ment du feu. Il semblait ne pas nous avoir vu et nous nous apprêtions à rebrousser chemin quand un cri Fais pas le con, j'ai presque fini ! nous bloqua. Françoise inclina légèrement la tête en signe d'assentiment. Je fermai la porte d'entrée et ouvris celle du salon. « Tu vois, je brûle la semence en signe de mépris ... merde, je ne voulais pas salir les dalles » dit-il tandis que sa tête chercheuse crachait quelques gouttes blanchâtres. « Bonjour madame » dit-il pendant qu'en remuant les fesses il remontait ses pantalons. Il nous invita à nous asseoir sur les deux sièges qui étaient près de la cheminée. « J'avais dit à Françoise qu'elle pouvait s'attendre à bien des com­portements étranges de ta part, mais je ne m'attendais vraiment pas à cela », lui dis-je en serrant la main qui venait de laisser celle de mon amie psychanalyste.

 

Nous restâmes pendant de longues minutes, immo­biles, à contempler la braise respirer. Le silence fut rompu par Iketnuk qui dit quelques banalités pour s'échauffer et s'accroupit à côté de cheminée.

 

Iketnuk.: Me masturber à mon âge ! Shit ! Mais j'ai pas pu résister. Jamais connu une pute pareille. « Je te dénonce » criait-elle, comme un dindon à qui un chien mordrait les caroncules. « Tu es un pourri de violeur, tu me dégoûtes. Va-t-en ».  Après m'avoir pris de force, cette salope m'accuse de l'avoir violée. Tu comprends ? 

 

Il s'était tourné vers moi agitant ses mains comme un vieux napolitain et laissant tomber de ses yeux les deux dernières gouttes de douceur. Je lui dis que je ne comprenais pas, que ce n'était vraiment pas clair.

 

Iketnuk : C'est très clair mais tu veux que j'aplatisse le tout en une explication cohérente pour journalistes de quatre sous.

 

Françoise : Je suis désolée mais moi non plus je ne comprends pas, je vois seulement un accès de rage contre une femme qui semble vous avoir violé... Personnellement je n'ai jamais compris comment on pouvait violer un homme, mais peut-être que vous qui venez de loin...

 

Iketnuk : Je ne viens pas de plus loin que vous, chère madame. Nous venons tous du même endroit, mais contrairement à ce qu'on nous dit toujours, nous n'avons pas tous la même destination : nous venons du même rien qui n'est pas si rien que ça et nous nous en allons vers un rien personnalisé, à nous. Nous nous différencions toujours plus et les vers qui gros­siront entre vos lèvres seront différents de ceux qui se repaîtront entre les poils de mes cuisses. Mais si vous voulez un peu plus de détails...

 

Françoise : Ce n'est pas que les détails m'intéressent en tant que tels mais, je crois que le détail...

 

Iketnuk : Dommage. C'est le détail en tant que tel qui compte, le reste n'est que construction intellectuelle pour gagner des galons sur le terrain de la vanité.

 

Françoise : Si c'est vous qui le dites.

 

Iketnuk : Non, ce n'est pas moi qui le dis : c'est par moi que cela est dit. Donc, cette truie de psy me fait de l'œil pendant tout le séminaire, se frotte les seins contre mon avant-bras au café, croise ses jambes au ralenti lorsqu'elle sent que je la regarde, m'invite à boire un verre au Bouchon après le souper et me dit, avec un sourire très allusif, pourquoi ne pas écouter un peu de musique chez moi.

 

Françoise : Et vous, dans tout ça, vous n'avez rien fait : complètement passif !

 

Iketnuk : Passif comme peut l'être un mâle qui est ar­rosé par les signes du désir d'une femelle. Je ne fuyai pas son regard; quand ses seins m'effleurèrent, je ne retirai pas mon bras, si c'est cela que vous voulez sa­voir. Jusqu'au cognac devant la cheminée, tout était normal. J'ai déjà connu des dizaines de scènes pa­reilles. Mais, j'étais plus jeune et j'entrais en réso­nance plus facilement avec les ondes de l'autre sexe. Nous parlâmes de tout et de rien et Dieu sait à quel point j'ai horreur de cela, mais c'était le seul moyen de rester en contact  sans lui enfiler tout de suite le pouce dans l'un et l'index dans l'autre trou. Sur le fait qu'à Pond Inlet il ne tombât pas cinquante mètres de neige par année, nous passâmes une bonne demi-heure. Elle fut très contente d'apprendre que quand j'étais petit il neigeait beaucoup plus; cela lui confir­mait que nous étions dans une période de réchauffe­ment de l'atmosphère causée par la pollution. Je lui fis gentiment remarquer que le climat ne change pas aux rythmes des chatouillements de l'âme. Une seule chose m'agaçait : elle renvoyait incessamment à l'inconscient en cherchant des pourquoi faciles là où il n'y avait que des comment. En bonne psy elle ne pouvait savoir que le pourquoi était à jamais rivé à la grundfrage.

 

Et ici à cause de l'expression exagérément marquée de Françoise qui renvoyait un « Qu'est-ce que c'est que ça la grundfrage ? » Iketnuk s'enferma dans une longue parenthèse sur les sciences sociales et la psy­chanalyse qui castraient l'humain par rapport à la grundfrage  et l'invitait à se poser des questions lourdes « Pourquoi ceci et non cela ? » ou des ques­tions stupides « Pourquoi en est-il ainsi de ceci ? » ou des questions simplement fausses « Quelle est la cause de ceci ? ». À l'intérieur des parenthèses, sans qu'il nous expliquât grundfrage, il en ouvrit une autre sur les chevaliers teutoniques et le stalinisme d'Eisenstein dans Alexandre Nevski, puis une autre encore sur l'excès de facilité dans les interprétations des crapauds lacaniens se gonflant comme la célèbre grenouille, puis il les ferma toutes d'un coup avec un « Tout est inutile », nous sourit timidement et reprit.

 

Iketnuk : « Vous n'avez pas chaud, vous ? » me demanda-t-elle avec une voix qui se voulait exagéré­ment sensuelle. « Tu devrais être aussi naturelle en paroles que dans les mouvements de ton cul » aurais-je voulu lui dire et peut-être aurais-je dû pour éviter de tomber si bas. « Je trouve qu'il fait vraiment très chaud devant la cheminée, si cela ne vous dérange pas, je vais me mettre quelque chose de plus léger ». Elle monta au deuxième étage, trafiqua dans la salle de bain et redescendit revêtue d'une simple tunique dont le décolleté était aussi vaste que la baie d'Iqualuit.

 

« Disons qu'on comprend assez bien où votre amie voulait en venir. Trop bien » dit Françoise tandis qu'Iketnuk se levait pour prendre des allumettes.

 

Iketnuk : Voootre amie. Ne dites pas d'insanités ou je vous fais prendre la porte. Je ne supporte pas que l'on fasse de l'ironie sur les choses sérieuses. C'est mon seul défaut, si cela peut vous intéresser. Trop bien ? Vous l'auriez fait avec plus de classe, vous ! Mais, ne voyez-vous pas que vous êtes vous-mêmes déjà trempée... jambes écartées... prête pour l'adou-bement ».

 

Françoise : Vous en avez du culot !

Je dois admettre que le regard de Françoise se prêtait assez bien à l'interprétation d'Iketnuk. Il n'y allait pas de main morte, comme d'habitude, mais il ciblait si bien l'essentiel qu'on ne pouvait que se réjouir de ses percées.

 

Iketnuk : J'ai du flair. Elle n'exagérait pas. Ce n'était ni kitsch ni vulgaire. Elle était en rut, c'est tout. Donc, elle descend, s'agenouille devant le fauteuil et commence. Elle savait y faire et avait compris tout de suite, par un mouvement involontaire que je n'étais pas du type « serre et mords ». J'étais bien. Je lui di­sais des mots doux dans ma langue. Elle enleva sa tunique et enveloppa le trait d'union dans ses seins magnifiques. Rien d'étrange, n'est-ce pas ? Rien que de très normal. Je l'honorais sur le tapis. Nous jouâmes pendant un bon quart d'heure, doucement, jusqu'à ce qu'elle se retirât brusquement, se mît à quatre pattes et chuchotât : « Prends-moi par der­rière ». Elle était humide comme rarement j'ai vu femme l'être; après quelques va-et-vient ordinaires elle hurla un très long « Oui » et m'ordonna « Fais-moi mal ». Son cadran lunaire respirait comme la braise qui appelle une nouvelle bûche. Je le caressais doucement et j'enfilais lentement le médius. « Vas-y... prends moi... plus fort ». La corolle noirissime était un appel irrésistible pour le bourdon. « Fais-moi mal ». J'eus une envie irrésistible de satisfaire son désir : j'ouvrai légèrement les sépales, je détachai le trait d'union de l'abricot et, botaniste expert, je l'unis au calice. J'admets qu'à ce moment-là je n'étais pas la personne la plus perspicace et capable d'une analyse froide et donc le rauque noooon, je l'interprétais comme un « Vas-y » ou, pour mieux me défendre, comme les noooon qui l'avaient précédé. Je me trom­pais. Elle se retira soudainement et dans le même mouvement elle s'assit et me donna une terrible gifle : « Je te les écrase, sale violeur ! Je te les écrase et je te dénonce. » Jamais je ne vis pareil visage : déception, humiliation, hargne et stupidité formaient un mélange à oursifier les phoques. Jean de la Croix de la psy, elle s'arrêta au « Todo para my y nada para ti »[1]

 

Il s'arrêta, s'engagea à grands pas vers la porte et hurla une longue phrase en Inuktikut qui se trans­forma lentement en : « Vieille chienne », il prit le té­léphone et le lança dans la cheminée. Françoise ef­frayée demanda: « Pourquoi ? »

 

Iketnuk : Parce que mon inconscient est structuré comme la vie : et je le laisse  faire. Pourquoi ce sou­rire ? Une drôle de paraphrase de Lacan ? Vous me sentez plus proche ? Je suis sur votre terrain ? Changez d'expression s'il vous plaît ! Vous avez l'air tellement bête ! Oui... pas mal...pas mal... une belle transformation. Vous savez, le même sourire con peut se transformer en une expression intelligente ou en une expression encore plus conne en fonction du degré de « connéité » du sourieur. J'aimais beau­coup mon grand-père quand il disait : « Il existe deux et deux seules catégories d'hommes et le passage de l'une à l'autre est difficile comme la traversée du dé­troit de Skaliouk : les cons et les faux cons. Quand les qallunaaq[2] venaient explorer, au début du siècle, et découvraient, affamés, notre rapport à l'hôte, ils affi­chaient un sourire espiègle pour la femme « Ça y est ! » et un sourire timide et désolé envers l'homme « Que veux-tu ! ». Et après, selon leur entraînement, ça durait plus ou moins longtemps. C'est la première catégorie. La deuxième : les mêmes sourires au début qui lentement fondaient en un seul « Vous m'employez pour votre plaisir, moi pour le mien... On est bien » et après on était des amis ». Ah ! L'amitié. J'ai souvent de longues discussions avec ma femme à ce propos et elle finit toujours par me dire : « Regarde ton père ! » Mon père a en effet des traits de qallunaaq : il naquit dix lunes après qu'un homme des Alpes ait passé une semaine chez mon grand-père qui depuis, à la fonte des neiges, répète de son air le plus triste : « Les hommes des Alpes voient la neige toute l'année. Imagine comme cela doit être ennuyeux. »

 

Françoise : Ces histoires d'offrir la femme à l'hôte, au-delà des cons et des faux cons, montrent qu'indépendamment des cultures, la femme...

 

Iketnuk : Vous êtes bien prévisible. L'homme n'offrait pas la femme. L'hôte souffrant et donc sa­cré, avait droit à l'homme et à la femme.

 

« Suis-je hôte ? » ajouta-t-il avec un sourire espiègle. Il sortit un énorme mouchoir à carreaux rouges, l'enroula, se mit à genoux devant Françoise qui avait son air «  je-sais-que-c'est-un-jeu-mais-il-pourrait-finir-mal » et lui ceignit le cou. « Vous connaissez Oshima, n'est-ce-pas ? Nous étudierons l'autre côté. Je vais serrer pendant que Michel vous prend. » Je ne pus m'empêcher de lui crier de ne pas faire le con.

 

Iketnuk : C'est toi le con. Ce n'était qu'un jeu. Une parodie d'un certain viol : d'un certain type de viol. Trop souvent on oublie de faire des nuances là où tout indique qu'il est inutile d'en faire, là où tous s'accordent sur l'horreur ou la beauté d'une chose. Il faut au contraire ne pas en faire là où la langue nous dicte d'en faire. Si la scène que j'ai suggérée avait vraiment eu lieu on n'aurait pas pu parler simplement de viol. On cite souvent nos cinq manières de dire « neige » mais on ne cite jamais nos 12 façons de dire « viol »[3]. Ici au sud, il vous en faudrait au moins quatre cents. Un spectre aussi vaste rendrait infruc­tueuse toute tentative de légiférer à la hache dans ce règne de la nuance. Le spectre irait de violique un viol dans le style d'Orange mécanique à violour le viol amour en passant par violari, violonton, violimpe, violoul, etc.. Si pour le violique il faut que la communauté intervienne, dans le cas de violour, il faudrait porter au pinacle les violoureurs et les violou­rées ou les  violoureuses et les violourés plutôt que de les accuser. Oui, je crois qu'il vous faudrait au moins quatre cents termes pour désigner le viol.

 

Il se leva, flatta la tête de Françoise et nous expliqua qu'en inuktikut les douze mots pour viol étaient or­donnés sur une échelle de gravité exponentielle ayant à l'extrême supérieur kiputiva (viol de groupe avec violence préméditée) et en quatrième position la « masturbation » (qakurtaukaigasaurtug) qui n'avait pas comme dans les langues occidentales droit à un terme spécifique mais qui faisait partie du « viol » : viol de soi-même.

 

Françoise : C'est fort étrange pour nous, Occidentaux, de penser que la masturbation est un viol. Dans le viol, il y a une connotation de violence envers autrui qui, par définition, manque à la mastur­bation

 

Il fit une autre allée et venue de la cheminée à la porte, puis il précisa que c'était peut-être étrange pour des Occidentaux comme nous mais que ce ne l'était pas pour Saint-Thomas d'Aquin par exemple.  Il ironisa sur le fait que Michel avait la Summa bien en évidence dans sa bibliothèque et qu'il la connaissait certaine­ment par cœur. Il monta au deuxième étage, trafiqua dans le bureau et redescendit avec un tome de la Summa.

 

Iketnuk : Saint-Thomas classait la volupté sexuelle en deux grandes catégories : les vices de luxure et les vices contre nature. Dans les vices de luxure il consi­dérait la fornication, la pollution nocturne, le stupre, le rapt, l'adultère, l'inceste et le sacrilège. Dans ceux contre nature il mettait la bestialité, l'homosexualité et la masturbation. Il est inutile de vous dire que pour lui les vices contre nature sont plus graves que les autres parce que : « De même que l'ordre de la raison droite vient de l'homme, de même l'ordre de la nature vient de Dieu lui-même. C'est pourquoi dans les péchés contre nature, où l'ordre même de la nature est violé, il est fait injure à Dieu lui-même, l'ordonnateur de la nature ».

 

Françoise : Tout dépend de ce que vous ou Saint-Thomas, ou n'importe qui d'autre définissez comme contre-nature. Pour les animaux, l'« homosexualité » est naturelle tout comme la masturbation quand elle est possible. Regardez les singes, par exemple.

 

Iketnuk : Comme pour les singes et les enfants qui apprenne à connaître leur corps ... comme pour les singes et les enfants.

 

Françoise : Donc la nature dépend de la ... culture.

 

Iketnuk : Petite maline ! Maline comme le commen­ta­teur de la Summa qui vivant à des années-lumière de Saint-Thomas nous met en garde : « ... n'est-ce pas placer bien haut dans la hiérarchie des actes de luxure ces deux vices [homosexualité et masturbation] au nom d'une notion de nature qui est beaucoup plus biologique que sociale ? N'est-ce pas méconnaître la vraie nature de l'homme qui est aussi sociale ? »

 

Françoise : Oui, je suis parfaitement d'accord.

 

Iketnuk : Et moi je suis parfaitement en désaccord. Primo : pour défendre Saint-Thomas on n'a pas be­soin de pareilles notes[4] : l'intelligence du lecteur suffit. Secundo : dans un monde anarchique comme celui du Moyen Âge, avec les difficultés de survie et la culture de la terre comme base de cette survie, on ne pouvait pas jeter la semence au vent : au point de vue social et non biologique !

 

Françoise : Saint-Thomas utilitariste !

 

Iketnuk : Dans un sens très élevé du terme, oui, mais pas au sens économiciste ou étroitement opératoire. Ce sens de l'« utilité » porterait Saint-Thomas, dans notre société obnubilée par l'efficience, si éloignée de la nature avec ses condoms, ses collants et ses banques de sperme, le porterait donc à prêcher la dis­persion de la semence pour libérer le côté anarchique de la nature. Mais étant donné que le culturel et le biologique sont indissociables pour l'homme mo­derne, la dispersion doit se faire dans l'échange.

 

Françoise : Je vous vois venir.

 

Iketnuk : Vous voulez dire que vous  m'avez déjà vu, non ?... Pour moi, la masturbation est le seul péché contre nature car elle est contre l'échange humain de plaisir.

 

Françoise : Nous devons donc recommencer à faire peur aux enfants...

 

Iketnuk : Vous le faites exprès ? Pour les enfants, c'est naturel parce qu'ils ne savent pas encore échan­ger et surtout qu'ils doivent huiler leur corps pour mieux l'employer dans leurs futurs rapports s'ils en ont un jour. Vous qui êtes psychanalyste, vous devriez le comprendre très bien. Vous regardez vos patients en détresse se masturber et vous les punissez en les faisant payer au vrai sens du mot. Vous accep­tez leur isolement et vous les y enfoncez...

 

Françoise : Trop c'est trop.

 

Iketnuk fit une grimace de vieux rat et sortit en cla­quant la porte. Il partit pour Baffin sans me saluer, il avait élu domicile chez Françoise dans les derniers jours de son séjour à Montréal. Celle-ci me téléphona dès son départ pour m'expliquer grundfrage  (qu'elle ne m'expliqua point) et passa un bon quart d'heure à broder sur le fait qu'elle était tombée au moins deux fois dans l'abîme du vrai pourquoi. Elle me parla aussi d'un monastère dans la terre de Baffin, dernier rempart des chevaliers de l'Occident contre la barbarie de la psy.

 

Quelques jours après je téléphonai à Iketnuk pour avoir de ses nouvelles mais surtout pour me faire expliquer grundfrage. Il ne fut pas très aimable et avant de m'envoyer paître il me dit qu'il en avait marre des Qallunaaq incultes et que si je voulais en savoir plus sur la grundfrage, je pouvais lire Introduction à la métaphysique de Heidegger, livre que, ajouta-t-il, tout adolescent de Pond Inlet con­naissait à fond. Je courus chez Gallimard l'acheter dans l'édition Tel. Au coin de la rue Roy, je la trou­vai : « Pourquoi donc y a-t-il l'étant et non plutôt rien » ?

 

 

 



[1] Tout pour moi et pour toi, rien. Jean de la Croix continuait : Tout pour toi et pour moi, rien. Est-ce la différence fondamentale entre psychanalyse et catholicisme ?

[2] Non Inuit

3Voici par exemple la signification d'appaarkirtaaq : prise de la femme par derrière, dans l'avant-midi, pendant la semaine qui suit la fonte des neiges, en soulevant son arkask jusqu'aux reins pendant qu'elle lave l'arsouk de son mari et en humidifiant le médius avant de la pénétrer.

[4] Iketnuk a une vision assez originale des notes en bas de page. Pour lui, il s'agit d'un texte à part ayant une vie — un style — particulière et qui n'est jamais une explication ou une référence sinon ironique. Il disait souvent qu'il fallait lire Gadda pour comprendre.