Il me souvient

 

par Ivan Maffezzini

 

 

 

L

'esprit alerte et calme, je suivais Valéry le vieux commenter Valéry le jeune à propos de Léonardo et autres génies dont la grandeur réside dans le fait « qu’ils furent forcés de trouver [des relations]... entre des choses dont nous échappe la loi de continuité ». La netteté des phrases avait créé un pont hardi et svelte, d’une portée d’un siècle, entre ce jeune homme aux circonvolutions cérébrales cristallines et cet homme mûr aux circonvolutions intestinales amorphes.

 

« Il me souvient que de l’avoir écrit... »

 

            Cet incipit me déconcerta. Je secouai mon amie à demi-endormie : « Mais, qu'est-ce que ça ? Il y a une si belle erreur dans le texte de Valéry que...». « Il ne s'agit pas d'une erreur » me murmura-t-elle, « mais d'une manière surannée de dire je me souviens ». Et, moi, hôte tardigrade et naïf d'une langue sœur de la mienne : « Mais pourquoi, alors, ne l'emploies-tu jamais ? » « C’est trop recherché. »

 

*

 

            Cet « Il » me montra, dans une langue aristocratiquement sournoise, la puissance d’une grammaire qui pouvait créer et tuer Dieu, à son gré, en toute innocence. Il me fit sentir la futile arrogance de tout « je ». Pour respirer plus librement, dans les hauteurs de cet « il », je me levai, m’appuyai au rebord de la fenêtre et fixai les cris de trois mioches qui, à tour de rôle, sautaient d’une terrible marche de vingt centimètres dans un rectangle de sable humide, à côté d’une mère apparemment absorbée dans la lecture d’un magazine.

 

« J’ai chauté plus loin » « Non, ch’est lui » « Je le dis à maman que tu mens » « Ch’est vrai » 

 

            Le plus jeune des je jeta une poignée de sable à la bouche du je qui avait ingénieusement informé le je de la doche[1] en jersey jaune, songeur dans l’herbage. La jolie bouche de maman, émergeant de son champagne aux Seychelles — facile largesse d’ELLE QUÉBEC —, gémit : « J’ai mon voyage... tous dans le char ! » au moment où le je geignant  jetait un jeton au je jeteur de jar.

 

            La bande, tirée par son blond chef déhanché, sauta en cacophonie dans une Mazda qui fila en me montrant son cul couvert d’une plaque crottée, transpercée par un cinquième je :

 

 

 

 

 

            Je me souviens : sur le cul des voitures. Oui, ça doit être sa place, me dis-je. La griffe d’un grand « couturier » sur des petites culottes dernier cri : au-dessous d’une chaîne énorme, froide, harmonieuse, insouciante et surtout unique.[2] Oui c’est « GRC 837 » qui dit au Québec qu’il se souvient. Pauvre de toi, proférai-je à haute voix à la croupe mal couverte par une bureaucratie hostile à la langue. Une bureaucratie qui, avec une familiarité servile — je me —, voudrait imposer le souvenir et ne réussit qu’à imposer la coquille vide du souvenir du souvenir.

 

            Je pris ma vieille plume et j'écrivis une longue lettre au ministre de la Culture, lui demandant de changer je me souviens par il me souvient sur les plaques de la belle province car « l’objectivité de cet « il » indique que la souvenance n’est pas dans le vouloir léger d’une personne acoquinée à une voiture, mais dans la mémoire collective inscrite dans un des fruits les plus aimés de la technique... ».  La formulation de ma requête, derrière la lourdeur, abritait plus qu’un vide universitaire, et j’aurais espéré que le ministre, ou l’un de ses laquais habitués à tremper dans le fumier, fît un léger effort pour sortir le bijou du tas de mots. Qu’il me réponde, quoi. (Mais, on ne demande pas à un ours de chanter avec les cigales, à moins d’avoir le mauvais goût d’un disciple de Disney.)

 

            J’aurais très bien compris s’il avait répondu que les coûts du changement auraient été trop lourds dans ce moment difficile pour l’économie de la nation; s’il avait écrit qu’il eut été préférable d’attendre la victoire référendaire avant de s’engager dans des réformes si radicales; s’il m’avait fait savoir que c’était trop élitiste, trop recherché, trop... trop; ou encore, s’il m’avait fait dire que j’aurais dû en parler lors de la grande consultation populaire qui venait de donner au Québec la position de tête dans la course démocratique ouvrant le XXIe siècle. Mais, je ne reçus pas un mot, au moins directement. Cependant, un habitué des couloirs de l’Assemblée nationale m’apprit qu’on y parlait d’une drôle de lettre demandant qu’on change la conjugaison du verbe se souvenir. J’ai en effet oublié de vous dire que je proposais aussi de modifier la conjugaison du présent de l’indicatif du verbe dont il est question.

 

            Contrairement aux bruits rapportés par mon rat d’Assemblée, je n’avais pas eu le mauvais goût de proposer un changement aux autres temps : le passé, étant passé, n’a pas besoin de l’aide de la grammaire pour « s’objectiver»; le futur, il est préférable de le laisser dans le chuintement de la « subjectivité » qui, seule, empèse le voile de l’illusion pour le gala de l’utopie[3].

 

Il me souvient

Il te souvient

Il se souvient

Il nous souvient (nous nous souvenons)

Il vous souvient

Il leur souvient

 

            Je proposais deux versions pour la première personne du pluriel : c’était bien plus qu’une manœuvre tactique pour vendre mon idée en un moment où le « nous » remplissait toutes les bouches et il n’y avait plus de place ni pour « vous » ni pour « ils ».

 

            Il s’agissait d’un compromis entre une vision froide et une vision chaude du verbe : d’une part le détachement du « il » qui s’oppose et commande le « nous », tout comme il commande le « je », d’autre part un « nous » qui a le privilège de prendre la place du « il » pendant de courts moments, lorsque le sentiment de l’union prédomine. Un compromis qui n’a rien de honteux; j’oserais même ajouter qui a la force de tous les vrais compromis qui consiste dans l’acceptation des différences, vues comme des facettes de l’objet qu’elles englobent et qui, au fond, n’existe pas. J’ajoutais que si, pour ne pas trop compliquer la vie aux étudiants du secondaire, il fallait garder une seule forme, il était préférable pour le Québec de garder la première, la plus « classique ». L’autre, je proposais de la laisser à nos cousins Européens qui, après 200 ans de République plus au moins froide et impersonnelle, avaient peut-être besoin d’un « plus petit espace chaudement communautaire ».

 

            Je terminais ma lettre en disant qu’il s’agissait d’une très bonne occasion pour le Parti québécois de rallier tous ces francophiles qui bavaient devant Racine et se foutaient un peu trop des racines. Une occasion pour obliger l’hexagone, avec R. Ducharme, à suivre la mûre province[4] au niveau de la langue.

 

*

 

Sur une feuille à part, dans une calligraphie gothique je donnai un exemple d’emploi de la nouvelle conjugaison :

 

 

Il me souvient de ces êtres venus de loin

aveugles à notre orgueil

 

Il te souvient du jeune parisien méprisant

riant de ton horrible Joual

 

Il lui souvient des courses bruyantes chez Ogilvys

et du regard hautain de Madame Waldenmeier

 

Nous nous souvenons des gais pique-niques cokés

près de l’éléphant du parc Lafontaine

 

Il nous souvient de the letter from GM

« we have to... » vous jeter à la porte

 

Il vous souvient de ces misérables péteux

et de leur pic-nic avec leurs gros cokes

 

Il leur souvient de, de, de ... rien

 

 



[1] Doche : mère.( « Ma doche elle y croyait aux brèmes » Céline). Terme qui, tout comme jar (ou jard) : Sable caillouteux d'origine fluviale (Le jard, nom du gros sable que charrie la Loire (...) Balzac, Le Lys dans la vallée, Pl., t. VIII, p. 790) et jeton : Coup de poing (Loulou le boxeur avait tellement morflé de jetons sur le ring (...) Le Breton, Argot, 1975) a été introduit pour enrichir la traînée visqueuse des « je » avec les chuintantes.

[2] Dans un pays où les homonymies sont si fréquentes, l’unicité du numéro de plaque doit être un élément rassurant.

[3] La vie avec l’impératif est déjà si dure que tout ajout de fermeté ne pourrait que causer de douloureux refus; en ce qui concerne les présents des autres modes, leur rapport aux nuances mettrait très mal à l’aise cet « il » venant de loin, ignorant des ombrageux sujets.

[4] Plus précisement « Il est temps que la belle province montre qu’elle n’a pas seulement ses indiens, ses ours, ses chansonniers et son sirop d’érable, mais aussi sa langue, ses idées, sa politique originales, qui lui donnent une maturité plus difficile à apprécier que la simple joliesse ».