L'éternel problème du Père

 

par Ivan Maffezzini

 

Marie ta fille et tu auras achevé une grande œuvre, mais donne-la à un  homme intelligent.

(L'ecclésiastique VII, 25)

 

 

Une espèce d'introduction

 

Un recueil de nouvelles de septembre — net, limpide, à lire le matin sur le perron quand les em­ployés trottinent vers leur purgatoire quotidien : A propos de l'amour de Christiane Teasdale[1]. Un ro­man de novembre — moelleux, trouble, à lire au coucher du soleil quand les employés se traînent au café du coin : Les frères Tanner de Robert Walser[2].

 

            Le premier décrit la préparation et les mou­vements des bataillons de ce qui voudrait être la dernière guerre entre les filles en quête du savoir et les pères qui le détiennent. Des pères dont la ra­tionalité introjectée se revèle dans le style clair et cristallin et dans les phrases dessinées d'une main  habituée aux exercices (exercices dans le sens noble des Dubliners). Le deuxième, en l'absence d'un père, laisse s'écouler de l'âme épuisée les vagues d'acceptation d'un savoir qui se situe au-delà du pouvoir et imprègne un milieu où errent des corps sans volonté.

           

            Dans l'un, des protagonistes forts, qui n'hésitent que pour chercher un appui plus stable, conscients que l'amour camoufle souvent des obsta­cles arbitrairement disposés par le père entraîneur; dans l'autre, des protagonistes faibles, insouciants des obstacles car ils ne perçoivent que le musc hu­mide et doux qui les recouvre. D'une part un livre masculin écrit par une femme qui comme Nietzsche croit que « là où l'on méprise on ne peut faire la guerre »; de l'autre un livre feminin écrit par un homme qui ne croit pas que cela vaille la peine d'accepter les règles du jeu du père.

 

            Dans le recueil il s'agit d'une lutte pour de­venir un pair du père à travers un combat conduit avec sang-froid sur son terrain : il serait trop facile de le battre sur les terrains dits féminins de la fan­taisie et du sentiment et, de plus, il s'agirait là d'une victoire à la Pyrrhus. On y retrouve donc des termes empruntés à l'art militaire comme « stratégie », « passer à l'offensive », « débâcle », « victoire », « ennemie », qui parsèment bon nombre de nou­velles. Dans le roman, on ne se met pas sur le terrain du père; on s'en va là où le père ne peut pas suivre, où le père serait désemparé et sans ressources :  là où seule importe la caresse légère des grains de sable qui fuient .

 

            Dans l'un, les personnages sont des sujets stables, peut-être névrotiques, sûrement pas schizophrènes : elles luttent avec le milieu pour s'imposer, pour ne pas être contrôlées, pour avoir une emprise sur. Dans l'autre, le sujet n'existe plus : il y a des corps qui se traînent à la merci des événe­ments, qui en sont pénétrés et qui prennent une forme dictées par l'extérieur.

 

            Dans le deuxième le Père est mort avec Dieu, dans le premier les pères prétendent que Dieu n'est pas mort pour continuer à garder leur savoir-pouvoir.

 

 

A propos de l'amour.

 

Les protagonistes de ce recueil (il s'agit de filles ou de fillettes) agissent toujours en réaction au Père dont le pouvoir parfois fascinant, souvent mystérieux,  toujours arbitraire ne semble dépendre que de sa force et de l'acceptation des mères réduites à un pont entre filles et pères.

 

            Le livre s'ouvre avec une nouvelle turquoise[3], « la gifle », ayant comme protagoniste  une fillette qui, contrainte à jouer aux échecs contre son papa : « Viens, Marie! Viens jouer! Viens, je te dis! Je vais t'apprendre », lui donne  une gifle d'une « violence inouïe » quand, après avoir constaté que « ça va mal pour lui », elle doit se soumettre pour la énième fois à la fausse bonhomie paternelle : « Allez, serre la main du vainqueur! Il faut être bonne perdante! ». (Le fait que les exclamations se terminent avec deux mots lourds de  leur genre n'est sans doute pas l'effet du hasard).

 

            Dans « un soir à la campagne » un coup de queue bref, précif et froid de « papi » permet à Anne de glisser, sans se faire toucher, parmi les boules qui ricochent et s'entrechoquent dans la mai­son-billard, à la campagne. Des boules­ — des « intellos ... aux discours gratuits ... sans fonde­ment scientifique ... de la frime » comme dit papa — qui ne s'échangent que de l'énergie sonore et qui justifient tout changement de direction par des moti­vations internes — immanentes diraient-ils — alors qu'ils ne sont que des billes lancées contre des bandes parfaitement élastiques par un coup de maître-langage. Un maître très peu soucieux de la conduite de ses élèves qui, sur le massif de la banalité, armés de crampons et de piolets en cire, varappent sur le facile couloir Mme Thatcher où Anne, tombée dans la crevasse femme-avenir-de-l'-homme-donc-femme-de-pouvoir[4], « en secouant ses longs cheveux », appelle Jacques au secours. Jacques, qui a « quelque chose de Robert Redford », lance une corde rose pour sauver notre recrue qui le remercie avec un « comme c'est bien pensé », un peu trop appuyé. Mais la corde est trop rose, ou trop visqueuse et Anne, les trippes déçues par « ces êtres qui n'en sont pas, ces semblant d'êtres impuissants et frêles qui se désintè­grent dans la nuit, misérables enveloppes humaines vidées de leur existences », se détache et s'enfuit dans la « voiture de papi ... qui démarre fidèle et vrombissante ». En nous montrant une réaction si excessive, l'auteur semble lancer un clin d'œil à la mère, facile­ment liquidée au début avec le constat prétentieux qu'« elle ne va pas au délà des ap­parences ». Car c'est bien en voulant aller au délà des apparences que ces « intellos » tombent dans le ridicule dont « papi » lui a tellement parlé et dont Anne n'est pas encore assez éloignée.

 

            Bernadette et Sophie deux fillettes « privilégiées » qui n'iront jamais en France, Charlotte dont le sommeil est  plus fort que son désir de l'Europe, la sadique Agnès menant son père par le bout du ..., Juliette accompagnant un père qui ne connaîtra jamais le divin marquis et Gabrielle qui semble être d'accord avec Pavese sur les conditions de la génialité, sont les personnages, lucides et vives, qui nous con­duisent, le long d'un vieux sentier cô­toyant des ravins dangereusement beaux, vers la maison désor­donnée de Géraldine.

 

            Le monde qui entoure Géraldine (les phrases  brèves des adultes ou des copines, les actions sans importance, les petits événements)  nous éclaire sur ses rêves et sa formation, en même temps que ses yeux et sa réflexion  nous permettent d'avoir une tranche de vie quotidienne au Québec dans les années soixante-dix. « Il y avait une petite porte, là, au fond du placard, qu'elle avait découverte en cherchant un jouet ... Un lutin? Géraldine pensa que derrière la petite porte rose vivaient les lutins », mais le plom­bier, en tirant un coup sec[5]  ouvre la porte des lutins et permet au doigt du Père de montrer qu'il s'agit seulement de la céramique de la salle de bains. Mais, elle résiste « ce sont les lutins qui ont construit le mur ... Géraldine le sait mais ne dit rien, elle garde son secret. ». Elle n'est pas comme son cousin Claude, qui a réussi à faire accepter aux adultes son monde parallèle[6],  qui semble trouver des justifica­tion à ses rêves en singeant les adultes, qui incarne le côté bêtement cynique du savoir et qui, surtout, ose dire que le père de Géraldine a peur. « Elle déteste Claude. Elle était bien contente avec un toit, main­tenant elle est obligée de savoir que c'est un grand trou. Il lui raconte toujours des choses terrifiantes et après, le soir, ça l'empêche de dormir. » Il y a bien d'autres méchants dans la nouvelle : sa sœur Viviane, l'oncle Louis, la cousine Dominique, l'infirmière et l'abbé; tous ceux qui résistent à ses rêves, surtout à ceux qui ont eu la caution de papa : papa qui vit dans le désordre, qui connaît toutes les réponses et qu'elle aimerait interroger pour savoir si Dieu peut être méchant, « mais là-bas, derrière la porte, on ne sait pas ce qu'il fait, on ne peut pas le déranger. ». La poupée Annie aussi peut être méchante : voilà que les coutures de la « merveilleuse robe bleu ciel en voile léger » craquent, alors « saisie de rage, elle a empoigné les pieds d'Annie, l'a soulevée à bout de bras, et de toutes ses forces elle lui a fracassé la tête contre le pavé de ciment. ». Cet exercice de violence envers un « être » qui est complètement soumis à son bon plaisir  est un moyen de se mettre sur le même plan que l'omnipotence du Père.

 

             Le livre se termine avec une nouvelle chaude, en cornaline, où la protagoniste, une jeune femme venue demander des conseils au « docteur R. », est au début déçue par  la faiblesse apparente d'un homme qui « se dressait formidable dans la mémoire ... père immuable, symbole éternel de la force au savoir serein » et par la suite, après avoir laissé se tisser un « cocon »  entre elle et le vieux docteur, est « contaminée par sa bonté tranquille » et éprouve une émotion « qu'il fallait peut-être appeler « amour » ». Un cocon déchiré par la désapproba­tion de la femme du docteur qui est le prototype des femmes qu'on rencontre dans les nouvelles : peureuses et donc agressives, peu solidaires des jeunes protagonistes.

 

 

Les frères Tanner

 

 « Je m'appelle Tanner, Simon Tanner, et j'ai quatre frères et sœurs; je suis le plus jeune de la famille et celui qui porte moins d'espérance ».

 

 

            Simon, le personnage principal, un écologiste ante litteram, avec ses frères Kaspar, Klaus et Emil et sa sœur Hedwig, dans une Suisse proprette, poli­ment active, ordonnée, un tantinet ennuyeuse, sans rien de grand sinon ses banques et ses montagnes — la Suisse qu'on connaît, quoi! La Suisse qu'on aime bien se représenter quand nos désordres ne riment à rien! La Suisse du devoir envers les petites choses qu'on ridiculise quand la paresse et la médiocrité nous empèchent de les faire! — vagabonde, observe, dort, rêve, mange, prend  des habitudes, aime sans faire l'amour, change d'emploi pour que rien ne change, absorbe l'humidité de la vie, offre ce qu'il ne peut qu'offrir.

 

 Simon, une brume automnale qui occupe tous les espaces, qui  adoucit les contours, qui enveloppe   montagnes, maisons et étables,  qui couvre  fleuves et lacs; Simon, une neige d'avril qui plie les feuil­lages des sapins et glisse à terre, poussée par le soleil de 10 heures; Simon, un sujet qui n'en est pas un, sans objectifs, sans devoir, sans futur et donc sans âme, son âme étant partout : ici, là, derrière la mon­tagne et de l'autre côté du lac, dans la ville et à la campagne;  son âme connaissant  les choses pré-sentes

 

            Simon, qui écoute et parle.

 

             « Je suis né pour être un cadeau » qu'il dit à Klara l'amante de sont frère Kaspar; « Je suis un vendeurné : affable, vif, poli, rapide, parlant peu, décidant vite, comptant bien, attentif, honnête.. » affirme-t-il quand il se présente pour un emploi comme garçon de librairie et en démissionnant il remarquera : « Ces huits jours m'ont fait prendre en horreur tout le commerce de livres s'il doit consister du matin jusqu'au soir, alors que dehors il y a le plus doux des soleils d'hiver, à rester debout devant un pupitre, à courber l'échine ... A-t-on jamais songé à exiger d'un patron une vertu quelconque? »; quand il part de chez un avocat « Je n'ai pas le temps de rester dans le même métier ... à la différence de tant d'autres, il ne me viendrait jamais à l'idée de vouloir me reposer sur une seule et même profession comme sur un matelas »; à son amie Rosa « Quelle caserne que cette vie moderne! Et pourtant comme cette uni­formité est belle et remplie de pensées! »;  encore à Klara « Je n'ai jamais rien possédé, je n'ai jamais rien été, et malgré les espoirs de mes parents je ne serai jamais rien[7] »;  lorsqu'il travaille dans une banque « Pourquoi ai-je toujours un œil sur les nuages?  Si j'étais cordonnier ... je sentirai le printemps en voyant les souliers aux pieds des autres »; quand il est renvoyé de la banque « .. j'ai une passion pour l'obéissance ... j'aime toutes les formes de travail sauf celles qui n'emploient pas les forces  dont je dispose ... je ne veux pas d'avenir, je veux du présent. Cela me paraît valoir plus. On n'a d'avenir que quand on n'a pas de présent ... »;  à lui même, fatigué d'une vie paresseuse « Cela m'amuse beaucoup de diviser comme cela la vie en petits problèmes simples, faciles à résoudre, qui ne font pas mal à la tête, qui se dénouent tout seuls »; et en­core à soi même, lorsqu'il va passer l'hiver chez sa sœur « ... j'aime être dépendant[8] de quelqu'un pour le chérir et me demander toujours si je mérite sa bonté ... à la campagne on remercie plutôt par le si­lence que par les discours »; à une dame qui lui de­mande de porter un paquet chez elle « je m'appelle Simon et je n'ai jusqu'ici rien fait du tout! ...Jusqu'à ce jour je ne me suis jamais trouvé porteur d'une in­tention quelconque, parce que jamais non plus per­sonne ne m'a en­joint d'en avoir une ... j'ai seulement l'intention de vous plaire »; à la taverne en l'honneur d'Emil qui se trouve dans un asile « ... je suis un ami du malheur et même un ami très intime, car il mérite qu'on lui fasse confiance comme à un ami. Il nous rend meilleurs ... »;  à un ami de vagabondage « Je vois toujours du neuf dans l'ancien, c'est peut-être pour cela que je n'aime pas m'en aller ... Voit-on les arbres se mettre en route à la recherche de feuilles plus vertes et puis revenir se montrer au pays, pour épater les gens? ... Il n'y a qu'une personne au monde qui m'estime, à savoir moi-même, mais c'est précisement l'estime  qui me tient le plus à cœur ... j'ai l'impression qu'à la ville le pasteur habite trop près du joueur ou de l'artiste incrédule. C'est la distance qui manque ici pour croire en dieu »; à la dame qui dirige la maison qui fut à Klara « Je suis quelqu'un qui écoute et qui attend, rien d'autre, mais comme tel, parfait, car en attendant j'ai appris à rêver... je ne connais plus les désirs »

 

 



[1]Christiane Teasdale : A propos de l'amour - Boréal 1990.

[2]Robert Walser : Les frères Tanner - Galllimard 1985.

[3]Turquoise comme l'âme du grand-père de Géraldine, la petite fille fragile, solitaire et violente qui est en même temps l'emblème et le noyau des protagonistes des autres nouvelles.

[4]Crévasse répertoriée en 1509 par Heinrich Cornelius Agrippa dans  « De la supériorité des femmes» (Traduit du latin, présenté et annoté par B. Dubourg aux éditions Dervy-Livres 26, rue Vauquelin Paris Vème 1986).

[5]Le plombier qui ouvre une porte lisse et sans poignée avec un coup sec et le grand-père  daltonien qui «laissait pourrir les grosses tomates rouges et juteuses et cueillait les vertes» sont deux exemples d'harmonie entre le réalisme du récit et la psychologie de l'enfant qui permettent à l'auteur de faire très bien passer deux faits impossibles ( dans un monde « rationnel » le grand-père aurait dû reconnaître les tomates mûres au toucher et le plombier aurait dû avoir des problèmes à tirer une porte lisse).

[6] Ce monde parallèle étant souvent, pour un gars, un lieu d'entraînement avant l'accès au pouvoir et pour une fille le début de la marginalisation (par rapport au savoir-pouvoir) est donc douloureusement inacceptable pour Géraldine.

[7]Ce rien tellement plein. Ce rien débordant et inondant la plaine de l'angoisse.

[8]Oui. Ne lâche pas!  On peut aimer être dépendants, esclaves même mais on aimerait ne pas vouloir être enfermés dans un asile, n'est-ce-pas Simon?