Les rêveries des promeneurs de
Pond
par Ivan Maffezzini
Lorsque mes amis de Conjonctures me demandèrent un
article sur les techniques qui m'avaient permis de garder un mutisme total
pendant 6 ans[1], je répondis « oui », tout en sachant que
je n'étais capable d'en parler. Je ne pouvais, car je pensais et je continue à
penser qu'il faudrait poser des questions sur les techniques qui nous
permettent de soliloquer sans qu'une seule goutte d’eau soit ajoutée à l'océan
du sens plutôt que d'interroger ceux qui, dans cet océan, s'efforcent
d'apprendre à nager. Je ne pouvais pas car il n'y avait pas de techniques; tout
allait de soi, sans but, sans volonté. Avec sagesse.
Je
dis « oui », car je me souvins d'un échange auquel j'assistai à
l'extrême nord de l'île de Baffin, pas très loin du passage du Nord-ouest. Un
des rares dialogues où j'ai pu observer des gens qui se parlaient sans
antagonismes, poussés simplement par la curiosité et l'amitié : un
dialogue. Ils parlèrent de n’importe quoi. Ils parlèrent technique.
Michel
R., un ingénieur en mécanique passé à l'informatique et mordu du Grand Nord,
m'invita à l'accompagner dans un voyage d'une semaine à Pond Inlet. « Tu
verras, nous irons voir Iketnuk, une des personnes les plus intelligentes que
j'aie rencontrées. Intelligent et drôle. Peut-être un peu fou. Très passionné
par la technique et la philo ». Michel était une des seules personnes qui,
me sachant muet, ne me considérait pas, pour autant, comme sourd. Il m'avait
parlé d'Iketnuk l'année d'avant quand, au retour de Pond, il avait trouvé dans
sa valise un billet avec une devinette (jadis on aurait dit une énigme) :
« Peut-on reconnaître facilement
l’homme qui aime la femme en regardant ses ongles? ».
Je dis « oui », en sachant que je ne
pouvait pas faire un autre article sur la technique, avec l'entrée
classique :« La technique, en soi, n'est ni bla ni bla.... » et
les considérations immanquables « La position heideggerienne est
intéressante mais bla. Les techniques de l'intelligence artificielle démontrent
que bla ...», mais que j'aurais, simplement, essayé de réinventer leur
dialogue.
Je dis « oui » car j'ai un rapport spécial
avec cette particule affirmative, apanage[2] des femmes.
De la vie familiale, de la
température et de l’autre
ou comment Iketnuk parvient à démontrer que quand il
fait chaud il fait chaud
Iketnuk : Ça fait une éternité qu'on ne
vous a pas vu. Comment allez-vous?
Michel :
Bien ... Je vous présente Ivan, un de mes amis. Il est muet.
Ils s’échangèrent des nouvelles de leurs familles et
se taquinèrent sur leur « amour pour les échanges ».
Iketnuk :
Depuis quelque temps, Ikalkkata[3] semble insinuer que je suis de moins en moins
lucide. Vous savez, nos échanges sur la technique ont, comme on dit dans ma
famille, fait écrouler le dernier pont qui me reliait à l'archipel du sens
commun.
Michel :
Il me semble bien que, dans le dire des membres de votre famille, il y a, comme
vous le disiez lors de notre dernière rencontre, surtout un reproche ... votre
éloignement des problèmes concrets.
Iketnuk : Oui. Vous pouvez toujours les appeler concrets : le comité sur
l'alcoolisme, celui sur la promotion du tourisme, le travail des femmes, les
bébés phoques ...
Michel :
Et le comité ... familial, surtout. Avec son responsable perpétuel, Ikalkkata.
Iketnuk :
Si nous continuons à parler de comités, je... je hurle à crever les tympans des
ours.
Michel :
Ne me dites pas que vous avez peur de perdre le contact avec la réalité! Votre
démarche est trop bien adaptée au terrain et ce ne seront pas quelques livres
de philosophie qui vous détacheront du sol.
Iketnuk :
Je le sais bien. Mais, Ikalkkata est trop orgueilleuse. « Notre
culture. » Elle n’a que ce mot à la bouche. Dans le c... notre culture, si
elle n'est qu'une entrave à la réflexion. On parle, on parle, mais on ne pense
presque plus. « Il faut conserver notre langue, ne pas se faire contaminer
par l'anglais. Un patrimoine de l'humanité. » Foutaises! Sitjalitjaq
Anarviujuq[4]. Mais la prétendue humanité se crée les patrimoines
qu'elle veut, quand elle veut : quand les intérêts sont là, évidemment.
Mais, avant que je ne m'enflamme trop, parlez-moi de vous. Pourquoi êtes-vous
resté si longtemps sans nous rendre visite?
Michel :
J'ai fait un stage de quelques semaines à l'EDF[5] à Bordeaux et ensuite j'ai passé deux mois de
vacances en URSS[6]. Vous avez reçu mes cartes?
Iketnuk : Oui, je me souviens de la photo de la place des Quinconces :
quinconce, ce mot de soleil, carillonant comme les dialectes occitans. Quelle
nostalgie!
Michel :
Dans ma carte je vous invitais à venir passer quelques jours.
Iketnuk : J’espérais que vous n’aborderiez pas ce sujet. Je ne m’éloignerai
jamais plus de cette terre austère. Je ne peux pas. Mais, retournons à des
choses plus agréables : avez-vous suivi les séminaires d’Ellul? Je sais que
vous trouvez ses théorisations un peu hargneuses et simplettes, mais n'empêche
qu'il a montré les dangers bien réels du mythe technicien. N'auriez vous pas
aimé discuter avec lui du corset de Madonna?
Michel :
Les corsets vous ont déjà causé assez de problèmes. Ikalkkata ne voyait pas
d’un très bon œil.
Iketnuk :
Vous vous trompez, mon ami. La jalousie n'est pas encore trop ancrée dans nos
moeurs. Vous présumez toujours tant de vos impacts! Nous n’achetons pas
nécessairement tout ce que vous nous vendez! Si maintenant nous achetons des
frigidaires au 72ème parallèle, c'est parce qu'en été les aliments se
conservent mieux. 18°, c’est 18° partout.
Michel :
Vous savez bien que je passe mon temps à discuter avec mes amis qui prétendent
que le monstre occidental est en passe de tout engloutir, pour tout recracher
sans forme ni sens. Et je crois que,
quand vous dites que 18° c’est 18° partout, vous signifiez beaucoup plus
que ce que la phrase laisse entendre.
Iketnuk :
Et pourquoi? Sûrement pas parce que, reliés aux 18°, il y a toute une série de
comportements qui sont dictés par vos modes de vie. Nous en avons déjà discuté
longuement l'année passée et nous étions d'accord sur le fait que les Inuits
ont froid, comme les Montréalais ou les Béarnais et qu'il ne s'agit pas
d’opposer Blancs à Inuits mais, éventuellement, Marc à Rourkut ou Ikalut à
Marie-Andrée.
Michel :
C’est vrai que nous étions plus ou moins d'accord sur cela. Mais le problème
reste que lorsque Gaston Tremblay, à Brossard, lit les 18° de Pangnirtung, il
ne peut que les insérer dans la constellation de ses 18°...
Iketnuk :
... Et sa constellation est tellement proche de celle d'un Inuit que ... Si je
me rappelle bien nous avions conclu notre discussion sur quelque chose comme
« les corps des humains sont tellement semblables que tout comportement
possible à une certaine latitude, permis par une certaine culture, peut
également l'être à une autre latitude, dans une autre culture ». Bref,
nous avions conclu que l'Autre c'est l'autre, c'est tout.
Michel :
Je me rappelle très bien de la discussion à laquelle avait participé mon ami
sociologue. Il était tellement agacé. Il croyait que vous ne compreniez pas sa
définition de l'Autre et l'importance du « a » minuscule. Vous, qui,
justement, représentiez l'Autre pour lui!
Iketnuk:
C'était marrant. Il parlait de l'Autre et moi d'autrui.
Michel :
Mais, lui, il était terriblement ...
Les aboiements d'une meute de samoyèdes couvrirent
les derniers mots de Michel. Nous abandonnâmes le sentier après l'enclos et
marchâmes sans mot dire pour une bonne demi-heure sur le tapis de la toundra.
Nous nous arrêtâmes à côté d'un inuksuk; Iketnuk sortit son muskol et pendant
qu'il se badigeonnait le visage, il se remit
à parler.
De la technique, des bergers, des
villes et des monastères
ou comment Iketnuk croit démontrer que les voitures
ne bougent pas
Iketnuk : Toujours votre curiosité et votre timidité respectueuse. Vous mourez
d'envie de me demander pourquoi je porte un livre entre cuir et peau et vous
n'osez pas le faire. Vous souvenez-vous, il y a deux ans, quand vous n'aviez
pas osé me demander pourquoi j’avais toujours un oeil fermé? Et puis cette belle
lettre, où vous parliez d'amour et de respect. Cette fois je n’attendrai pas
que vous m’écriviez pour satisfaire votre curiosité. Ce livre est un appui.
Quand je me laisse aller à mes réflexions, j’ai besoin de marcher et quand je
marche, je dois toucher quelque chose de solide, de dur. Nous n'avons pas, par
tradition, de cannes ni de crosses; le pistolet et le fusil ne m'intéressant
pas, j’enfile un livre dans cette poche spéciale qu’Ikalkkata m'a cousue. Le
livre me rassure. Je le saisis avec ma main droite quand je veux protéger mon
ventre excessivement délicat; avec la gauche quand je prends la pose du défi
...
Michel :
Votre air de cow-boy.
Iketnuk : D'homme de la toundra!
Il dit cela en souriant et il sortit un livre
crasseux.
Iketnuk : Depuis sept mois, c'est toujours le même. Votre dernier cadeau. Un
livre doux et féminin comme le musc. Un livre qui s'adapte à tout esprit non
dogmatique et auquel il faut s'adapter, s'abandonner, comme à sa compagne.
Chaque phrase laisse une trace, délicate mais ineffaçable comme nos traces sur
ces lichens. Comme les traces laissées par les Grecs.
Michel :
Quand je vous ai fait cadeau de ce livre de Heidegger, j’étais sûr que vous
l’aimeriez.
Iketnuk : L’aimer? Je l’ai appris par coeur comme j’apprenais Rimbaud à 14
ans : en une nuit[7]; en criant les passages lorsque l’âme débordait
d’étonnement; en les chuchotant lorsque la caresse des mots remuait mes
sédiments.
Michel :
J’aime vraiment vous entendre parler comme ça!
Iketnuk:
Pfou! Ça, c’est un vrai coup de Jarnac[8]! Vous voulez m’enlever le peu de lucidité qui me
reste! Vous me jetez à terre avec la dague de la sensibilité et des
compliments! J’aime tellement Heidegger que je lui pardonne certaines
faiblesses : comme quand il semble oublier l’humanitas des sentiers
de la Forêt Noire et vouloir s’adapter aux cris des marins confrontés avec la
mauvaise humeur de la Méditerranée. Quand il se perd dans la mer de la parole
métaphysique.
Michel :
L’arraisonnement est en effet loin des pâturages, loin de l’homme est le
berger de l’Être.
Iketnuk : À votre avis, Heidegger est-il arrivé à cette image, où est-il parti
d’elle? Qu’y a-t-il derrière cette définition de l’homme et de l’Être?
Michel :
Je ne sais pas bien ... pour le comprendre, il faut nécessairement déjà avoir
une idée — une vision — du berger, de
l’homme et de l’Être. Le génitif qui relie le berger à l’être est à la fois
subjectif et objectif. L’Être est gardé
par le berger et le berger appartient à l’Être. Dans cette ambiguïté il y a peut-être un des grands
drames de la philosophie.
Iketnuk : Peut-être faut-il, tout simplement,
s’attarder à l’image elle-même? Une image qu’aucun photographe japonais ne
pourrait exposer et qu’aucun Wenders ne pourrait filmer sans qu’elle soit
complètement détruite.
Michel :
Alors on doit se poser la question : est-ce-que quelqu’un a déjà vu un homme qui garde l’Être? Si oui, comment
a-t-il pu reconnaître la scène. Y avait-il seulement trois éléments en jeu. Et
la terre dans tout ça ... c’est elle qui fait exister la scène.
Michel dit cette dernière phrase comme pour lui-même
et en effet Iketnuk ne semble pas l’entendre.
Iketnuk :
C’est le berger qui est au centre, c’est lui qui unit l’homme à l’Être. Et si
je puis me permettre une légère singerie : qu’est-ce que l’essence du
berger? L’essence du berger n’est naturellement rien de pastoral. Elle repose
d’abord sur le rythme lent des pas des moutons, et ensuite sur le rythme lourd
du pas de l’homme et la force tranquille de sa pensée.
Michel :
Mais comment comprendre la phrase de Heidegger si on n’a jamais vu de berger?
Vous, si vous n’aviez pas visité les Pyrénées, vous n’auriez jamais su ce que
c’était.
Il suffisait pourtant de regarder Iketnuk marcher
pour s’apercevoir que Michel avait parlé un peu trop vite. Et, en effet,
celui-ci sembla le comprendre; il s’arrêta brusquement, fixa les épaules
d’Iketnuk, puis ses jambes, puis ses pieds. Décidemment, pour comprendre les
bergers, Iketnuk n’avait pas besoin de les avoir vus cadenser l’avenue Foch de
Bagnières de Bigorre. Il en était un, lui, comme tous les habitants de Pond.
Tout son corps suivait comme un liquide les irrégularités du terrain, ses pieds
semblaient embrasser les mottes que les pas du citadin écrasent. Michel
inclina légèrement la tête et la releva d’un coup sec comme pour me dire que ma
démarche ressemblait à celle de Iketnuk. Un léger sourire et une œillade
discrète furent mes remerciments pour ce que je considérais comme un
compliment. Un hommage à mes origines paysannes, pas tout à fait perdues.
Iketnuk :
Vivre au contact de la terre hors de la géométrie des villes est une manière de
comprendre la staticité des bergers. La littérature aussi aide. Naturellement
on ne comprend pas le berger si, à partir de l’âge de trois ans, on nous montre
des dessins animés avec des bergères souriantes qui courent sauver les beaux
agneaux blancs.
Michel :
J’ai été étonné, dans les Alpes, de voir les bergers et les paysans guidés par
un rythme qui les rapprochait plus des moutons ou des vaches que de certains
bipèdes au rire vulgaire, sautillant d’une exposition artisanale à l’autre.
Iketnuk : Ah! Ne me parlez pas de ces sautilleries-là!
Michel :
Le berger, c’est le sens de l’appartenance à la terre, sans les clôtures des
paysans; c’est avant l’écriture et c’est peut-être pour ça qu’il garde l’Être
oublié par la technique philosophique. L’Être oublié par l’écriture.
Iketnuk : Pourtant la terre n’appartient pas au berger : elle se confond
avec sa vie; la terre appartient, si d’appartenance il faut parler, aux
moutons. Les deux bergers qui s’échangent un regard furtif dans la clairière
savent qu’ils ne peuvent que suivre le troupeau. Le troupeau, lui suit les
traces qui peuvent tout à coup disparaître à cause d’un glissement du terrain,
ou d’un arbre abattu par le vent. Et personne ne doute un seul instant que les
sentiers finiront par reprendre leur forme familière. Personne, ni les bergers
... ni les moutons.
Ils s’exaltaient tous deux, gesticulant une danse
étrange.
Michel :
Dans l’ère de l’explosion de la technique, toutes ces figures pré-paysannes et
leur évocation même, ont-elles encore un sens? Comment ne pas tomber dans le
piège écolo des citadins qui connaissent la nature à travers les livres
d’images, les promenade à cheval ou à bicyclette?
Iketnuk : Ça doit nous permettre de réflechir sur l’écriture. Il faut,
peut-être, commencer à penser que l’écriture n’est qu’un simple instrument du
langage dont on ne doit pas abuser si on ne veut pas que le langage ne se venge
en nous cachant la pensée. Il faut donc être attentifs aux dangers qui se
cachent derrière la hargne des intellectuels ennemis des images de la
télévision ou du cinéma. La superficialité des images est le danger qui est,
peut-être, à l’aurore d’un nouvel accès à la pensée. Cette pensée qui ne
produit aucun effet et qui donc n’a pas besoin de techniques. D’aucune technique, car elle en est
l’origine.
Michel :
Vous ne voyez donc rien de scandaleux dans le fait que la télévision amène, par
exemple, des jeunes Inuits à se teindre les cheveux en blond?
Iketnuk : Oh, non. Elles me font sourire, et ce qui fait sourire n’est pas
dangereux.
Michel :
Si nous parlons de la télévision, le terrain risque de devenir trop glissant.
Mon émotivité et votre sens du paradoxe pourraient nous porter là où nous
n’aimerions pas être.
Iketnuk : Vous avez sans doute raison, il faut être sage. Parfois ... Retournons
à nos moutons.
Après avoir remis le muskol dans la poche du
sac-à-dos et avoir enfilé le bouquin, il se leva et s’achemina vers l’inuksuk à
côté du ruisseau. Il marcha un bon quart d’heure en secouant la tête et en
parlant tout seul dans une langue qui était un mélange d’inuit, d’anglais,
d’occitan et d’allemand. « Analyse chimique de la morale ... nihilisme et
volonté de puissance ... le fascisme des déconstructionistes ... les analyses
de la morale de Nietzsche appliquées au langage et aux images ... Serres le
seul qui se sauve ... il n’y a que la forme qui a du sens ...les soutiens-gorge
des phoques et les fourrures de Brigitte Bardot » ... Michel et moi nous
suivions ses traces en échangeant des
regards complices de temps à autre. Arrivé au ruisseau, il remplit d’eau ses
paumes et m’offrit à boire.
Iketnuk :
Excusez-moi, mais quand j’entends le bruit des VTT[9] poussiérogènes je m’enrage. Je m’enrage surtout parce que leur bruit m’enrage. Regardez le
village : géométrique, droit, simple, innocent, austère, dépouillé,
monacal, ascétique : le fruit de la technique, quoi! Il commence à
ressembler à une ville, à une différence près, qu’ici je n’ai pas l’impression
de me promener dans les couloirs d’un immense monastère, comme dans les grandes
villes occidentales. Monastère silencieux, lieu immobile d’attente et de
retrait.
Michel :
Je peux comprendre quand vous associez la technique à la simplicité, mais quand
vous comparez une ville à un monastère; quand vous dites que dans les villes
c’est le silence et l’immobilité, j’ai du mal à vous suivre. Pour moi, et je
crois ne pas être le seul, la vie moderne — la vie des villes — est caractérisée par le mouvement, le bruit, le sens du il faut
changer , de l’ avançons ...
Iketnuk : Anirnialuk, manisartuq[10]. Je sais que, quelque part, vous vous jouez de moi.
Il est impossible, que vous, vous qui le premier me montrâtes que la majorité a
presque toujours tort, que vous, vous ayez du mal à me suivre. En fait, ça vous
fait du mal de me suivre.
Michel :
Je fais de la provocation, je savais bien que réagiriez instantanément, comme NH4NO3 en présence[11], de Cl- . J’aime vous pousser à bout ... vous obliger à vous
expliquer ... pour permettre à mon ami de comprendre. Une clarification sans
hargne, j’espère. Cette hargne sans
objet qui quelques fois vous transforme en une espèce de sermonneur huguenot.
Je souris, timide, aux deux. Remerciement silencieux, comme tout vrai remerciement.
Iketnuk mit, corbeau solaire, ses bras sur nos épaules et cracha de
contentement.
Iketnuk : Observez les voitures glisser
le long des couloirs gris, arpenter vos villes et puis observez un caribou qui
marche sur les mottes de la toundra ou un cheval trottant dans la campagne ou une jeune fille courant vers la mer.
Regardez. Avec vos organes de la vérité : avec vos yeux ou vos mains. La
voiture se déplace sans bouger le long de lignes simples, efficaces :
tout est statique, sans discontinuité. Le mouvement du caribou ou du cheval ou
de la fille, par contre, est la résultante d’un ensemble de mouvements, eux
aussi visibles, donnant l’impression que le déplacement n’est que la conclusion
nécessaire d’une collaboration de parties intégrées par la vie. Ils contiennent
aussi des éléments de différenciation et donc de désordre potentiel qui, seuls,
permettent le mouvement.
Michel :
Dans le mouvement du soleil, il n’y a aucun sens du désordre.
Iketnuk :
Avez-vous déjà vu le soleil se mouvoir?
Michel :
Beh ... oui. Naturellement, ça dépend de ce que vous voulez dire avec se
mouvoir.
Iketnuk :
Plutôt, de ce que je veux dire avec voir se mouvoir. En regardant le soleil à des
intervalles de temps assez éloignés on le voit dans deux positions différentes
et l’on en infère que il s’est mû. Quand on regarde un cheval ou une fille
bouger on n’a besoin d’aucune inférence. On voit. Immédiat. Vrai. Le cheval
s’éloigne de vous, la fille s’approche. Un mouvement absolu.
Michel :
N’exagérez pas. Le mouvement absolu ne mène nulle part.
Iketnuk : Que le concept de mouvement absolu ne fasse pas avancer la science,
j’en conviens. Mais, qu’il ne mène nulle part, c’est une autre paire de
manches! Parfois, je pense que mener nulle part veut dire mener là où il
n’y a pas de part-ies : c’est-à-dire où sujet et objet sont
indifférenciés. Et, pour nous, pour nous pauvres êtres humains, voir des
parties veut dire conceptualiser : la fille est hors de vous et en même
temps en vous, avec le désir comme chaîne. Élastique. Vous êtes au centre d’un
monde sans centre.
Silence. Un long silence. 10 secondes? Peut-être
plus. 1 heure.
Iketnuk : Le mouvement des voitures est comme le mouvement du soleil. le soleil
des astrophysiciens, toujours; des poètes, parfois. La voiture bouge parce
qu’elle est dans deux positions différentes à des instants différents ou parce
qu’on voit la porte de la maison disparaître derrière elle. Le cheval bouge
pour tout ça ... en plus ... surtout ... parce que ses muscles font frémir sa
robe; la fille bouge pour tout ça et, en plus, et, surtout, parce que ses
muscles font frémir sa peau; la fille bouge pour tout ça et, en plus, et,
surtout, parce que ses muscles font frémir les vôtres.
Silence. Un long silence. 10 secondes? Peut-être plus. 1 heure.
Iketnuk : Une ville à la mesure des voitures, avec ses lignes trop droites
appréciées seulement après réflexion, est artificielle. Artificiel est
le pont superbe jeté sur la vallée qui effacera le sentier chaud et naturel
écrit par la cadence de pas séculaires. Artificiel est le cycle des astres et
le visage trop beau de Aqaaltaka. Artificiel est tout ce qui nous montre sans
pudeur la présence d’une loi. la bombe atomique, en ce sens, n’est pas
artificielle, ni la tempête, ni l’herbe dans l’asphalte, ni la femme qui oublie
le visage de l’homme qui la couvre.
Silence. Un long silence. 10 secondes? Peut-être
plus. 1 heure.
Michel :
Est-ce-que vous vous êtes déjà promené sur la rue Crescent, à Montréal, le soir
vers vingt-deux heures, au début de l’été lorsque ces adorateurs et adoratrices
du soleil laissent caresser un très bon pourcentage de leur surface corporelle
par une brise sans désir? Avez-vous entendu les cris, les crissements des
roues?
Iketnuk : Oui. So what?
L’asphalte leur a applati les arpions et
elles glissent d’une queue à l’autre, pour ensuite s’enfiler dans des antres où
une musique assurée ... Non, je sens
que ...
Michel :
... que vous devenez hargneux ...
Iketnuk : Oui, parce qu’il y a plein de choses qui m’échappent. Parce que, tout
en étant convaincu que la géométrisation des villes est bien plus porteuse de
dangers que la télévision ou l’informatique ou la biotechnologie, je ne puis
pas m’empêcher ...
Michel :
de croire que dans la simplification il y a quelque chose de, de ...
Iketnuk : ... d’agréablement efficace. Einstein nous a laissé une très belle
maxime, que j’ai malheuresement, oubliée, sur le simple et l’efficace. Je crois
qu’éfficacité peut être considérée comme synonyme de technique. Ou mieux, la technique comme ce qu’à un
moment donné on juge efficace. Et, naturellement, l’efficacité est toujours à
court terme, même quand elle vise la longue durée. On ne peut être efficace que
si l’on connaît son but, mais c’est le propre de l’humanité de ne connaître que
des buts rapprochés.
Michel :
Vous oubliez, les mythes, les religions et tout l’ensemble des comportements
irrationnels qui alimentent nos actions. Là il n’y a pas de buts.
Iketnuk
: Je ne suis pas d’accord. Tout ce que
vous appelez mythes ou plus généralement éléments irrationnels n’est que le nom
qu’on donne aux discours faisant une coupure transversale au travers des individus et de la société.
Et, cette coupure, par définition, s’applique à tout individu et à toute
société, à n’importe quel moment, sous n’importe quel soleil. Elle n’a pas de
buts à court terme, en apparence, car il s’agit seulement d’un élément
descriptif ...
Michel :
Excusez-moi si je vous interromps, mais vous êtes en train de me perdre. Comme
vous avez perdu cette photo que mon ami a récupée.
Lorsque Iketnuk m’avait mis son bras autour de
l’épaule j’avais pris à la volée une photo qui s’était détachée du livre.
Iketnuk nous expliqua qu’il employait des photos comme signets car ça lui permettait
de garder un contact dur, sans nuances, avec le passé. Les éléments de son
moteur. Nous nous entretînmes sur l’importance de l’évolution de la photo qui
permet de sentir avec moins de médiations. Nous reprîmes notre marche vers le
sommet du Agaarmatuk. Après une bonne demi-heure de silence Michel commença ...
De Rembrandt et des ordinateurs
ou comment Iketnuk semble démontrer que le papier est
intelligent
Michel
: ... et si on compare les techniques
de la peinture à celle de la photographie? Personne ne peut nier qu'il existe
des tableaux qui sont « comme des photos » et vice-versa. Un bon
photographe, par exemple, pourrait-il
refaire Hendrickje se baignant dans une rivière, avec une actrice
aux belles joues n'ayant pas le complexe des cuisses rondes?
Iketnuk :
Je pense que oui. Il n'y a pas de différence dans la création des deux œuvres
sinon que l’une est là, à imiter et que l'autre peut être réalisée,
éventuellement, après des centaines de tentatives. Au niveau de la technique,
ponctuelle, de préparation il y a naturellement des differences : préparation
des couleurs et de la toile d'une part, des acides et du papier de l'autre.
Mais dans les acides et le papier il y a un concentré de savoir social beaucoup
plus grand que dans les couleurs (dans ce sens il est plus facile de faire des
photos que des tableaux car le photographe a quelques longueurs d'avance dont
l'humanité lui a fait cadeau ... dans le papier et les acides il y a une grande
« richesse » de la nature retenue « avec force ».
Provocation et accumulation, dans le sens heideggerien, sont là, tout comme
l'arraisonnement, mais la nature est bien plus provoquée dans le papier Kodak
que dans les couleurs de Rembrandt. Et avec Kodak, une fois que la bonne photo
est faite, on peut en faire des copies à l’infini.
Michel :
Tout comme on peut photographier le tableau de Rembrandt et en faire des copies
...
Iketnuk :
Oui, mais vous vous lancez sur un autre sentier. Restons sur celui de la
multiplication au moins jusqu'au ruisseau des Apaataalaa. Pourquoi Kodak
ou Dupont peuvent-ils multiplier à
l'infini les Rembrandt? Dire que cela est dû au développement technique qui
facilite la manipulation de la nature est une réponse qui ne permet pas
d'avancer si nous ne faisons pas l'hypothèse que tout était déjà là, et que
Rembrandt ou le photographe milanais dernier cri ont, tout simplement, montré
ce qui était ...
Les croassements d'une volée de corbeaux énormes
couvrirent les derniers mots. A moins que la pudeur n’ait freiné Michel, chose
tout à fait probable.
Iketnuk :
Faisons alors un autre pas en avant. Pas Petit[12]. Imaginons un système informatisé qui photographie
et développe automatiquement et demandons à une actrice de jouer le rôle de la
baigneuse de Rembrandt.
Michel :
Ne croyez-vous pas combiner trop de techniques? La technique des couleurs, de
la lumière, du développement, de l'actrice et de l'ordinateur. Et puis, est-ce
bien réaliste de penser à un système informatisé pour refaire ce chef d'œuvre?
Et les coups de pinceau ?
Iketnuk : Qu’est-ce que ça veut dire,
trop de techniques? Chacune des techniques que vous avez nommées pourrait être
décomposée en plusieurs qui à leur tour... La technique est ce qui nous fait
interagir avec le réel, avec l'efficacité comme chien de garde Retournons au
concret. A notre système de photos automatisées. L'ordinateur pourrait prendre
des photos à des instants choisis aléatoirement dans un certain intervalle, ou
bien il pourrait être doté d'un système de vision lui permettant de prendre une
photo quand les dents commencent à mettre le nez au lèvres[13] ou quand une ombre légère fait un signe à Venus. Mais la méthode choisie
est sans inportance pour notre discussion. Ce qui est important, ce n’est pas
la logique plus ou moins complexe du programme chargé du contrôle des photos,
mais le fait que ces photos pourraient êtres géniales.
Michel :
Comme le tableau de Rembrandt et pas comme la génialité chevaline de Musil,
j’espère.
Iketnuk : Cette génialité est due ... au papier. C’est dans l'analogique que se
trouve la richesse du réel. Le réel. Il y a plus de similitude entre l'actrice
et le papier Kodak qu'entre l'ordinateur et l'actrice. Le papier est plus
proche de l'humain, je dirais qu'il est plus intelligent que l'ordinateur —
l'ordinateur en tant que machine exécutant des algorithmes.
Michel :
un autre de vos paradoxes? Que voulez-vous dire quand vous disez que le papier
est intelligent?
Iketnuk :
Je n'ai pas dit que le papier était intelligent. J'ai dit que le papier est
plus intelligent que l'unité de contrôle et le logiciel de l'ordinateur. Les
mêmes choses que vous disiez à propos du corset de Madonna.
Du corset de Madonna
ou comment Michel parle du désir qui met les corsets
en gras
Iketnuk : Vous pourriez, si vous ne l’avez pas déjà fait, parler à votre ami du
corset. Ça lui permettrait, de mieux comprendre ce que je viens de dire.
Michel :
Non, je ne lui en ai jamais parlé. Je crois que c’était en ... 1986, oui en
1986, je participais à un colloque organisé à l’université de Paris IV sur « le désir de l’Autre et l’autre désir dans la
post-modernité ». Un titre pareil ne pouvait que me pousser à préparer
une communication à la fine pointe de la difficulté et du jeu. Une
communication incompréhensible, quoi.
Iktenuk :
Moi je ne l’avais pas trouvée difficile. Le mélange de récit et de réflexion me
semblait assez bien réussi . Dans la vôtre, au moins, circulait une ... vague
d’ironie.
Michel :
N’importe. Dans la partie qu’Iketnuk appelle récit, je décrivais une toilette
ultra-moderne où un dénommé Leopold faisait ses besoins devant un maxi-écran
avec des images qui étaient pilotées par la consistence et la couleur de sa
m... Il regardait un clip de Madonna et il se laissait aller à des réflexions
sur le sexe, la culture, la technique ... sur n’importe quoi, en peu de mots.
Iketnuk : Oui, en très peu de mots car dans
quelques minutes nous serons sur le sommet et alors il sera préférable de
laissser parler la nature.
Michel me lança un regard comme pour me dire
« Que veux-tu faire? Il est comme ça, un petit dictateur » et
recommenca à parler avec un peu moins d’enthousiasme.
Michel :
Je terminais ma communication en disant que le corset manipulé par l’ordinateur
était un élément dont toutes les connotations pouvaient être énoncées par un
ensemble fini de symboles, et dont toutes les implications — internes à la
machine — pouvaient être énoncées sous forme de règles de type si A
alors B et affiché sur l’écran. Je disais que c’était seulement à cause de
l’affichage — de l’analogique — que le corset manipulé par la machine devenait
un corset : gras, sale, beau, impudique (et je parlais même de la possibilité technique de construire un
système complètement automatisé : de la récolte du coton en Égypte
jusqu’au stockage du corset dans un magasin de Montréal) . Je concluais en
disant que la mise en gras du corset était une opération propre au désir
et donc hors de la portée de la mécanique. Un désir qui ...
Le rire
d’Iketnuk nous emmena au sommet.
[1] Un peu plus
car, le 22 novembre 1984 à 12 heures et 35 minutes ce fût mon dernier mot; je
répondis « oui » au « Mais, sacrebleu, veux-tu te taire! »,
d'une amie légèrement hors de ses gonds et le 3 septembre 1991 à 6 heures et 13
minutes, je ne pus pas m'empêcher de dire « oui » au « Peux-tu
dire que tu m'aimes? » d'une femme aux yeux de vache. Plus exactement, il
s'agit de 6 ans 9 mois 11 jours 17 heures et 38 minutes.
[2] J'invite les
lecteurs machos et les lectrices radicales à éviter toute interprétation
hâtive.
[3] Il s’agit de la
femme d’Iketnuk. Il s’était marié en 1977 après sa rentrée de Gasconha où il
avait vécu mystérieusement pendant trois ans. Une Gasconha qui « ne lui
sortait pas du foie » comme il disait souvent et où affirmait-il, comme à
Pond, on est censé « Aimar melhor
la phoca grasa qu’una catedrala » .
[4] Bull shit.
Littéralement : Vieux phoque couvert de merde.
[5] EDF Énergie De
France.
[6] URSS Union des
Républiques Socialistes Soviétiques. Il s’agit d’un état, qu’après la tentative
faite en 1917 de renouer avec l’opritchnina du groznyi semble, depuis 1990, vouloir s’en aller à nouveau vers les boyards.
[7] Je ne crois pas
que Iketnuk ait voulu nous impressioner. Il savait que nous savions que la
nuit, à Pond, peut durer quelques mois.
[8] Le 10 juillet
1547 eut lieu, en forêt de Saint-Germain, un duel entre Jarnac et La
Châteignerie qui remplaçait Henri II. Jarnac, malingre et délicat, gagna en
coupant les jarrets de l’ersatz trapu qui mourut quelques jours après. Au lieu
d’associer l’expression dérivée de ce fait divers à la traîtrise, il faudrait
la lier au désir de clarté qui, lorsque poussé aux extrêmes, peut bien faire
couler le sang. Il faut noter que La Châteignerie, quand il se proposa de
substituer le futur Henri II dans le duel avec Jarnac, il écrit une lettre dont
l’auteur ne pouvez s’attendre, si Dieu existe, qu’une réponse simple, comme un
coup de dague aux jarrets, par exemple. Voici pour nos lectrices curieuses le
début de la lettre : « Sire, ayant entendu que le baron de Jarnac a dit
que quiconque avait dit qu’il se fût vanté d’avoir couché avec sa belle-mère,
était méchant et malheureux, sur quoi, sire je répnods qu’il a méchamment menti
quand il dit quelque chose qu’il ne m’ait dit, car je l’ai dit. »
[9]
Véhicules tout terrain.
[10] Selon Ulirnaisigutiit
de Lucien Scheider (Les Presses de l’Université Laval, 1985) : God,
she offers herself provocatively in sexual relations openly and willingly.
[11] Le soir, chez
Iketnuk, Michel reparla de la réaction de l’après-midi. Pour expliquer au fils
de Iketnuk, Kastonk Isanches , les catalyseurs il prit comme exemple le clore
en tant que catalyseur pour le nitrate d’ammonium .
[12] Petit pas dans
le langage commun. Iketnuk semble vouloir souligner, en inversant les termes,
l’importance du pas.
[13] Traduction
litterale d’une expression inuite presque intraduisible : plus précisement
montrer ses dents entre les lèvres, comme on met le nez à la fenêtre (avec tous
les n-sens imaginables sur nez — organe si chargé pour les inuits — , lèvres et
dents).