(Lieu commun)
Ça n’a aucun sens
par Ivan Maffezzini
J’ai étudié comme un fou jusqu’à
trente trois-ans, j’ai un doctorat en épistémologie et le seul travail que
j’aie pu trouver c’est faire le ménage la nuit! Ça n’a pas de sens!
J’ai lutté toute ma vie pour bien
l’élever. J’ai tout fait pour lui donner ce que je n’ai pas eu. Et voilà le
résultat! Ça n’a aucun bon sens!
Oiseaux de paradis ou
harpies, aigles ou bécassines, grues ou cygnes, buses ou guêpes, pics ou pies,
tous les oiseaux, de bon et de mauvais augure, depuis quelques lustres, nous
sifflent le même refrain. La chanson peut glorifier les temps anciens,
magnifier le futur ou honnir les gardes champêtres; parler de politique,
d’amour ou de cordonnerie; pousser aux pleurs, au sourire ou aux borborygmes…
la ritournelle est toujours la même: il
n’y a plus de sens.
Il n’est pas facile de dialoguer avec les pessimistes invétérés qui
n’arrêtent pas de seriner que tout empire: il
fut un temps où les choses avaient un sens, où on savait où l’on s’en allait.
Ni avec les recrues de l’armée de l’éphémère qui étouffent l’espérance avec le
soupçon: de nouvelles valeurs? un sens
nouveau? Rêves enfantins. Contre les nouveaux moralistes hissant les
couleurs de l’éthique sur les nombreuses collines de la peur, il est difficile
de ne pas se bagarrer: dans ce laisser
aller chaotique il faut réintroduire des normes. Mais, surtout, comment
parler avec la multitude qui cherche Le
sens comme les porcs les truffes?
L’affairement des
vestales de la culture semble confirmer la suspicion que le sens a bien été perdu.
Par qui? Quand? Comment? Où? Il y a même des esprits grossiers qui se
demandent: pourquoi?
On veut savoir! On veut
punir! On en a tellement besoin qu’on est prêt à tout pour le retrouver; même à
commettre les actes les plus insensés!
À la botte du sens
Depuis que l’écriture a
donné l’autonomie aux mots, les hommes cherchent sans cesse à les ramener au
bercail, à l’origine, à leur vraie
signification comme ils disent. Travail ingrat, effrayant et sans espoir.
Certains traitèrent les mots comme des pierres précieuses reflétant une lumière
divine et on les appela poètes. Ceux qui se firent appeler philosophes
cherchèrent, avec des mots-cordes, à lier les mots aux choses. Vinrent ensuite
les hommes de science qui les lancèrent les uns contre les autres pour mesurer
les effets du choc.
Les plus malins
s’aperçurent assez vite que la vraie
signification n’était faite que de mots et, saouls de leur découverte, ils le
crièrent sur tous les toits. À partir de ce moment-là, les moins malins
—tellement plus nombreux!— commencèrent à chercher le sens, comme on cherche
l’aiguille dans la célèbre botte. Ils levèrent l’armée des sciences humaines.
Aux grands mots les grands moyens! Leurs adeptes occupèrent le langage au lieu
de s’occuper de lui; ils enfermèrent le loup analytique dans la bergerie des
mots; ils firent du parler et de l’écrire un métier et, surtout, de
l’enseignement, une profession.
Sur les tables
d’opération des universités, des journaux et des maisons d’édition ils
disséquèrent les récits pour s’apercevoir que le sens qui coulait dans les mots
avait disparu. Les plus sans gêne, trouvèrent dans la raison leur bouc
émissaire et prêchèrent un retour à la foi. Et, dans tous les colloques, ils
prièrent: littérature, donne-nous notre sens quotidien. Trop insensée
pour aimer être encensée, elle ne répondit pas. Elle sentit la tartuferie et
continua à vaquer à ses affaires, dans une divine indifférence.
Et puis, à quoi bon
répondre? L’auraient-ils comprise? Certainement pas. Pas assez d’enthousiasme pour
supporter ses moments d’indifférence ou pour accepter ses souffrances et ses
caprices. Ils étaient trop sujets aux mots de tête. Les plus prétentieux, comme
la littérature ne venait pas à eux, crurent aller vers elle en déversant des
seaux de mots creux qui la firent fuir plus loin encore. Et plus elle était
loin, plus les analyses étaient savamment futiles et interminables. Ils
perdaient leur temps à la recherche du sens perdu dans des gymnases bruyants où
ils faisaient la gonflette quotidienne pour soulever des miettes de discours.
On commenta, on commenta,
on commenta. Les commentaires déboulaient sur les textes et sur les
commentaires et sur les commentaires des commentaires… on perdit toute pudeur
et on éleva le premier griffonnage vers la dignité du Livre. Couards instruits,
ils avaient besoin de vivre sous la botte de quelqu’un… pourquoi pas celle du
sens?
Plus de sens? Trop de sens! Il y a une surproduction de sens et les
consommateurs ne peuvent plus suivre. Mais eux s’affairent à nous faire accroire
qu’il s’agit de trop d’informations et que ce trop d’informations cache Le sens. Trop d’informations? Un autre
de ces nombreux lieux communs inhabitables. (Notre cœur et notre cerveau sont
en état de sélection et de rejet permanent et ils prennent seulement ce qu’ils veulent; ils s’en foutent du déluge
d’informations. Ils: le cerveau et
le cœur).
Trop de sens. Tellement
de sens que les écoles —usines de recyclage de sens— ne suivent pas… il y en a
tellement. Des montagnes. Des océans. Du sens partout. Partout, vraiment
partouze. Même dans la bagatelle. Et puis, le sens est contagieux, il donne du
sens aux choses les plus insensées. Les oreilles les plus fines peuvent déjà
entendre les chuchotements d’une nouvelle prière qui, dans pas longtemps, risque
d’avoir le haut du pavé dans nos institutions: littérature, libère-nous du
sens.
Doctorat en ménage
Prenons l’exemple du
«docteur» qui, la nuit, fait le ménage au centre ville. Il cherche le sens de
sa vie? Très bien. Non, très mal. Ne voit-il pas qu’il est en train d’en
produire à chaque instant, mais surtout ne voit-il pas que les autres aussi en
produisent —même son boss «ignorant comme une betterave» en produit, d’un autre
type, d’une autre consistance. Les sens ne sont pas nécessairement commensurables.
Il n’y a pas de sens d’origine contrôlée. Ni bon, ni mauvais. Ni de souche. Il
y a seulement le sens qui est le nôtre et qui lie les échardes de la réalité
avec la colle de l’enthousiasme.
Imaginons, pendant un
instant, qu’au lieu de se plaindre que des personnes «cultivées», qui ont bûché
pendant des années pour «atteindre» les Auteurs soient «réduites» à faire des
travaux «stupides» pour des boss «ignorants», on se réjouisse que quelqu’un qui
fait le ménage ait eu la possibilité de passer sa jeunesse dans les études. Un
simple retournement de perspective, si vous voulez. Trop simple? Pas
nécessairement: la simplicité qui s’oppose à la simplicité des discours
dominants peut être une semence miraculeuse qui donne les fruits les plus
inattendus.
Trente-trois ans avant le
premier «vrai» emploi signifient vingt-sept ans d’étude! Vingt-sept ans pour se
cultiver! Vingt-sept ans sans les contraintes des horaires de travail, sans les
impératifs de production! Ça relève de l’utopie! C’est l’utopie réalisée. Il
est clair que pour le voir il faut lever son groin des livres, sortir des auges
d’une culture d’emprunt et libérer les synapses de l’arentèle des idées reçues.
C’est l’utopie si on emploie cette chance inouïe pour donner un autre sens au
ménage (nota bene: un autre sens et pas du sens!), à la nuit, aux boss, à la soi-disant ignorance, à la
ville et, pourquoi pas? au centre et aux betteraves.
Loin de nous l’idée que
tous les «docteurs» fassent le ménage ou que tous les hommes de ménage aient un
doctorat. Mais surtout loin de nous l’idée que les études «officielles» doivent
ouvrir une porte quelconque vers la carrière ou la culture ou, surtout, vers la
stabilité.
Son fils est tué dans une
bagarre. Pourquoi la vie a-t-elle réservé une telle épreuve à cette mère
désormais éternellement seule?
Pourquoi?
Parce que.
Parce que?
Parce que les
explications ne sont pas toujours faciles.
Parce qu’on ne veut pas
en donner.
Parce qu’on ne peut pas
en donner.
Parce que c’est trop
évident — si tu ne le vois pas, tu peux aller paître.
Parce que c’est comme ça.
Parce qu’on n’a pas envie
de répondre.
Parce que il n’y pas de
parce que.
Parce que.
Parce que la vie, nous
oblige, fils de Sisyphes, à donner un sens au ça; au ça qui n’en a
aucun mais qui est la condition pour.
Oui, ça n’a pas de sens. Et c’est comme ça.
Mon sens, le tien, le sien, le bon sens, le sens
commun et le sens tout court
Mon sens, le tien, le
sien, le bon sens, le sens commun et le sens tout court se ruent sur les
événements. Et chacun y met du sien. Et chacun croit avoir raison. Et chacun
trouve son explication. Et chacun y croit mordicus. Et chacun y doit croire
mordicus. Et le bon sens n’est pas nécessairement bon quoiqu’en dise Descartes.
Et le sens commun n’est pas nécessairement la meilleur partie de mon, ton et
son sens.
Et leur sens? (leur,
c’est-à-dire celui des …logues). Le leur est un bluff car, dans leur démarche
intellectuelle, pour pouvoir garder une ceinture de sauvetage ils ont jeté le
sac d’enthousiasme que la vie distribue à tous les pèlerins avant le départ
pour la croisade.
(Encadré 1)
Sens et analyse
Le 6 mai 1856, dans le
pays qui deviendra un jour la Cacanie[1], naquit Sigmund Freud, l’homme qui poussa la
quête du sens jusque dans les contrées les moins connues de la psychè. En 1899,
il met flamberge au vent pour interpréter les rêves: pour donner un sens aux
images, apparemment sans queue ni tête, qui se baguenaudent dans nos nuits[2]. Mais, moins imbécile que la majorité de ses
innombrables disciples, il s’aperçut que l’assujettissement des rêves ne
pouvait être total. Qu’il y avait un sens inatteignable… un non-sens. «Chaque
rêve a au moins un point où il est insondable, comme un ombilic qui le relie à
l’inconnu»[3]. N’est-il pas en train de dire qu’à un certain
moment il faut arrêter la machine productrice de sens si on ne veut pas être
asphyxié par la poussière de ses propres discours.
(Encadré 2)
Sens et quotidien
Dans le langage de tous
les jours, l’expression «ça n’a pas de sens» n’est souvent qu’un cri de
détresse ou une pause dans le dialogue ou un signe de compassion ou une
protection contre des attaques possibles… une plainte à calmer avec l’ironie ou
les jeux de mots et sur laquelle il est inutile de gloser à l’infini.
Elle:
On y va? Il est tard…
Lui: Ça fait deux fois que je perds ma carte de La
Baie. Ça n’a aucun bon sens!
Elle: Imagines que tu aies perdu la tarte de l’abbé!
Ça n’a pas de sens dire ça n’a pas de sens. Mais, à l’encontre
de tout bon sens, nous continuerons à le dire.