Unabomber

par Ivan Maffezzini

 

(chapeau)

Derrière ses bombes, qu’est-ce que raconte Unabomber?

 

Unabomber (University and Airlines Bomber) est le pseudonyme donné par le FBI à un individu qui, pendant 18 ans, a envoyé des colis piégés à des spécialistes de la haute technologie. Il a placé sa première bombe en mai 1978 à l’université Northwestern et commis son dernier attentat le 24 avril 1995. Trois personnes ont été tuées, vingt autres, blessées. Le gouvernement américain avait offert un million de dollars pour toute information pouvant conduire à son arrestation. Au cours de l’été 1995, Unabomber a envoyé au New-York Times et au Washington Post un document de 35.000 mots, signé FC, justifiant ses actes de violence. Il s’engageait à ne plus commettre d’attentats si le document était publié avant octobre 1995. Ce qui fut fait en septembre. Depuis le mois dernier, on soupçonne un dénommé Ted Kaczynski d’être Unabomber. Ancien professeur de mathématiq ues [1] à l’université de Berkeley, Ted Kaczynski vit en ermite au Montana. Il a été arrêté sur dénonciation de son frère David.

            Les médias américains, qui avaient fait de lui un mythique serial killer technophobe, se sont alors lancés sur ses traces pour chercher les motivations profondes de ses actes de terrorisme. L’approche psychologisante et sensationnaliste de ces médias confirme les propos d’Unabomber, selon qui, pour la majorité des lecteurs, «il est plus amusant de regarder les spectacles offerts par les médias que de lire un sobre essai». Au lieu d’essayer d’analyser le contenu du document de FC, on se contente de nous dire que son texte est truffé du «nous, le pronom des fous», que «tous les chiens le haïssaient», «que sa mère l’emmenait dans les musées depuis sa tendre enfance» (Times) ou on nous explique que «Tuer des personnes qu’on ne connaît pas demande une rage qui ne peut venir que d’un événement central ou un trauma qui transforme la personnalité» (Newsweek). Les médias sont désemparés devant ce serial killer: au lieu de s’attaquer à des femmes ou de tuer sans logique, il s’en prend à des éléments clefs de la société et justifie ses gestes avec des réflexions qui ne sont pas celles d’un psychopathe .Que Unabomber soit monsieur Kaczynski ou monsieur Smith est sans importance. Il nous semble plus intéressant de connaître ses idées que son «vécu».

            L’essai de FC met en relief, souvent de manière saisissante, le côté sombre de la technique : son évolution peut créer un monde où l’humanité sera l’esclave d’un système enrégimentant l’organisation de la vie. On peut penser à d’autres avenues, celle par exemple d’une société dans laquelle, les machines prenant en charge une quantitié toujours croissante du travail, les individus pourront inventer de nouveaux espaces de liberté. Mais ce n’est certes pas en fermant les yeux devant les craintes exprimées par FC qu’on pourra travailler pour rendre la baraque-monde vraiment habitable. Reconnaître la lucidité de FC face aux énormes dangers inscrits dans la technique suppose qu’on ne le considère pas un serial killer fou. Ce constat n’implique pas, cependant, qu’on accepte les actes terroristes de Unabomber.

            Contrairement à ce qu’écrit The nation, le fait que FC ne cite ni les derniers auteurs à la mode ni les classiques de la sociologie est sans importance. À la limite, cela ajoute de la valeur à sa réflexion… Même si les éléments psychologiques sur lesquels se fondent certaines de ses interprétations, par exemple: «Les humains ont un besoin (probablement fondé sur sa biologie) de quelque chose que nous appellerons processus de puissance,» sont terriblement simples, ils ne le sont pas plus que ceux de certains savants qui donnent le ton à notre société. Si ses positions sont parfois inacceptables (par rapport à l’homosexualité ou au mariage, par exemple), cela vaut la peine de lire l’essai aussi, (surtout?) pour voir que trop facilement on foule aux pieds ce qu’on ne veut pas, ou qu’on ne peut pas, comprendre.

 

 

Autonomie et liberté

L’idée principale de l’essai est que liberté et progrès technologique sont incompatibles. «Être libre signifie contrôler (comme individu ou comme petit groupe) sa propre vie[...]; aliments, habillement, protection et défense contre toutes les menaces de l’environnement.» Il soulève également le problème des organisations politiques occidentales actuelles: l’action politique emprisonnée dans les contraintes du parlementarisme n’a aucun effet. C’est contre l’organisation technocratique qu’il faut lutter. Tout un courant de la pensée occidentale est farouchement contre la technique et dit des choses plus ou moins semblables. La spécificité de FC est qu’il passe à l’action. Malheureusement cette action est plus celle d’un anarchiste du xixe siècle que celle d’un révolutionnaire du xxie comme il croit l’être. Selon FC, «Le degré de liberté personnelle est plus déterminé par la structure économique et technique de la société que par ses lois et ses formes de gouvernement.» Des constats comme celui-ci méritent d’être entendus. Comme celui-ci encore: «Il ne faut pas croire qu’une personne a assez de liberté parce qu’elle dit qu’elle en a assez». Le système dans lequel nous vivons montre son talent toujours grandissant dans le bourrage de crâne.

 

 

Système et besoins

Le système est bien sûr son ennemi principal: «Le système n’existe pas pour satisfaire les besoins des êtres humains. C’est le comportement humain qui doit être modifié pour satisfaire les exigences du système. Ceci n’a rien à voir avec une idéologie politique ou sociale qui guiderait un système technologique [...] le système est guidé par la nécessité technique et non par l’idéologie [...] le système doit satisfait un grand nombre de besoins humains, mais il le fait seulement parce que c’est avantageux pour lui-même». Et naturellement, pour fonctionner, le système a besoin «de scientifiques, mathématiciens et ingénieurs. Il ne peut pas fonctionner sans eux. Ainsi une pression énorme est mise sur les enfants afin qu’ils soient excellents dans ces champs. Il n’est pas naturel pour un adolescent de passer la majorité de son temps assis devant un bureau…»

            FC n’a pas de difficultés à trouver des exemples au fait que «Une avancée technologique qui semble ne pas menacer la liberté montre souvent, un peu plus tard, qu’elle la menace très sérieusement.» Le système technocratique donne parfois l’impression d’avoir été à l’école d’Ulysse: «Quand un nouvel élément technologique est introduit comme une option [...], il ne reste pas nécessairement au stade de l’option. Bien souvent, la nouvelle technologie change la société de manière telle que les gens se trouvent forcés à l’employer.»

 

Gauchisme traditionnel

Les critiques, parfois injustes, qu’il fait aux gens de gauche devraient être prises au sérieux, comme lorsqu’il nous dit que: «Beaucoup de gauchistes  sont moins rebelles de ce qu’ils laissent entendre» ou que: «Pour se sentir moins coupables ils doivent toujours se compter des histoires à propos de leurs motivations et trouver des explications morales pour des sentiments et des actions qui ont en réalité une origine non-morale. Nous employons le terme sursocialisé pour décrire de telles personnes.» et surtout: «[...] les buts des gauchistes d’aujourd’hui ne sont pas en conflit avec les principes moraux de la majorité. Au contraire, la gauche prend un principe moral accepté, le fait sien, et ensuite accuse la société de le violer.»

 

Révolution d’un autre genre

Selon FC, «Une nouvelle société ne peut pas être conçue sur papier » Et il insiste sur le fait que «Pour qu’un changement d’un aspect important de la société dure, les réformes sont insuffisantes, une révolution est nécessaire.» Mais, «Le genre de révolution que nous avons en tête n’implique pas nécessairement une révolte armée contre le gouvernement. Elle peut impliquer ou ne pas impliquer de la violence physique, mais elle ne sera pas une révolution politique. Sa cible sera la technologie et l’économie, mais pas la politique».

            Se sent-il pour autant le grand prêtre d’une nouvelle religion comme beaucoup de «fous» bien installés dans notre société? Non. «Nous présentons ces principes non comme une loi inviolable, mais comme un guide pratique qui peut fournir un antidote partiel aux idées naïves sur l’avenir de la société.»

 

La petite famille

Malheureusement l’accusation de son frère n’est qu’une démonstration de ce qu’il prêche : l’asservissement au système dépasse tout éthique des petits groupes.

 

 



[1] Toutes les citations sont tirées du document de Unabomber qui est disponible sur Internet à l’adresse htpp://www.niu.edu/~critcrim/uni/uni.txt.