(société)
Sacrés
corps
par Ivan Maffezzini
Le cafard s’installait dès les premières heures de
l’après-midi. Impossible de lire plus d’un quart d’heure, inutile de
réorganiser pour la énième fois la bibliothèque: même le plaisir solitaire
n’apaisait ce tourment qui venait d’au-delà de l’âme. Trois spaghetti et un
morceau de fromage à six heures. Une traversée du parc Lafontaine en oiseau
rapace. Un expresso morose au Prince
Arthur et puis, une entrée, pas tout à fait fière, à la messe de huit
heures au club au coin de St-Denis et Ontario.
Un sacristain, excessif non seulement à cause de
son estomac chargé de bière, m’indique une chaise à côté de l’autel — plus le
fidèle est proche de la cérémonie plus l’obole est élevée. Je lui glisse cinq
dollars mais je m’en vais au fond, derrière des Viets qui se pensent
invisibles. L’officiante traîne une peau synthétique près du poteau qui lui a
permis de mimer un improbable sacrifice. Elle s’agenouille mollement, appuie,
paresseuse, les épaules au sol et puis, comme touchée par la foudre, elle
élance sa croupe polie vers le siège du père éternel. Un instant après, comme
par magie, elle est couchée sur le dos avec les jambes divinement bandées en V.
Ses mains, avec une lenteur excessive, écartent légèrement les lèvres pendant
que la tête, avec un rythme de bacchante, se perd dans un nuage de cheveux de
jais. Elle dessine gravement un arc de cercle pour montrer à tous les fidèles
l’aimant du monde.
Venite,
missa est.
Sandra, blonde, deux seins exquis qui compensent
un visage très disgracieux, Nathalie une rousse aux jambes de flamant et
Melissa, une amphore à la démarche paysanne, prennent la place de Jessica, qui
traîne sa peau accompagnée par des applaudissements de circonstance, pour célébrer
une messe solennelle annoncée comme «un numéro spécial seulement pour vous!».
«Vous pouvez garder la monnaie», dis-je à une serveuse enfant de chœur dont la
chaste minijupe m’apporte un flash de braves filles vulgaires qui draguent sur
St-Denis. Mon œil lascif, cherche, dans leurs mouvements prévisibles et dans
leur corps flexueux, des riens qui me renvoient aux rêves de mon enfance:
Brigitte Bardot qui volait dans ma petite chambre, la tante dont je touchai le
coude, la cousine qui me laissait déposer la tête sur ses cuisses, ma sœur qui
dormait comme un ange, les aisselles touffues de Carla, les gémissements de
ma... J’ai manqué le numéro spécial. Une obtuse musique disco accompagne Mélissa
qui, mimant une masturbation, semble réincarner sa grand-mère frottant, sur une
planche à laver, les pantalons crottés de son mari. On ne sort pas de la
paysannerie si facilement! L’érotisme? C’est quoi ça, semble-t-elle dire?
L’érotisme? N’as-tu pas d’autres choses à penser? Elle est tellement gauche que
personne ne l’invite. Et pourtant... je dois la faire danser à ma table.
Elle installe le tabouret entre moi et le Viet qui
n’a pas arrêté un instant de dodeliner la tête.
— Ton nom?
— Mario.
— Québécois?
— Ça dépend.
— T’as l’air compliqué, toi.
Je la laisse faire dix danses. Elle gigote décidément
trop. Le Viet est très content: il a complètement oublié le stage et il examine
chaque centimètre de peau avec ses deux fentes qui, a chaque danse, se resserrent
un peu plus. Moi aussi j’examine et après trois ou quatre danses les pensées
prennent le dessus des rêves.
Mélissa, comme Éros, est fille de Pauvreté et d’Expédient et comme Éros est «intermédiaire entre ce qui est mortel
et ce qui est immortel». Mais, chère Diotime, il en a coulé de l’eau sous les
ponts depuis ton explication. L’immortel a depuis abandonné les cieux et ses
antichambres, les temples, pour nidifier dans les corps, hélas, marcescibles
des hommes. Plus besoin de garder le feu sacré dans les temples! Les Vestales,
recyclées en anges gardiens ou en filles de joie, ont dû se limiter à attiser
les feux follets de leurs hommes.
Quel ennui! Quel vide! Mais, du futur lointain une
mélopée se lève. Ce sont les ménestrels romantiques, avant-garde de la
technique, qui indiquent la nouvelle vie: «Sortez... sortez de la maison... hors
de la maison mesdames». Dehors, l’autoroute de l’autonomie, des maisons plus ou
moins closes, porte à l’usine-caserne mais très vite l’autonomie se mue en
isolement. Et ainsi, sous le regard hautain de l’argent, l’ange gardien devint
travailleuse et la fille de joie pute. Mais, quand on est isolé, il suffit de
presque rien pour s’amouracher, s’offrir au premier venu (premier venu qui a
quand même un certain style!) et réduire le sexe à une banale pratique de
communication. Les voilà les deux sexes de la communication: elle, avec une
jupe dont la fente, insensible à la barrière des genoux, occupe toute la cuisse
(il lui manque seulement une grande flèche indiquant la position exacte du
pubis) et lui, en shorts, bicyclette et T-shirt de Gaston la gaffe (il lui
manque seulement la sucette).
Quel ennui! Quel vide! Mais la pègre et ses
adjoints flaire l’affaire: ils construisent des temples (dorénavant appelés
clubs) où des jeunes filles célèbrent des rites au démon Éros qui, déçu du
train-train sexuel, remet du sacré dans les corps. Elles célèbrent, plus ou
moins belles, plus ou moins malignes, plus ou moins sympathiques — toujours
jeunes —, une liturgie où elles sont en même temps l’officiante et la victime
devant des fidèles plus ou moins laids, plus ou moins cons, plus ou moins
dégueulasses — toujours seuls.
Mais Mélissa n’est pas un démon et, si elle est un
messager, elle s’identifie complètement au message: son corps. Ce corps qui
n’est pas un objet qu’on montre ou qu’on vend car il est «elle»; ce corps qui
est mortel et immortel et qui garde en soi le feu sacré délogé de l’acropole;
ce corps qui a la dignité inscrite dans tous ses plis et qui n’est touché par
aucune moralité de service; ce corps qui, à la caresse d’un «vieux dégueulasse»,
réagira comme il a appris à réagir; ce corps qui indique la mort, car de la
mort il est si lointain; ce corps qui, depuis Ève, est connaissance et amour;
ce corps...
Mélissa est fille d’une femme pauvre et non de la
pauvreté. Mélissa connaît les expédients et non son père. Mélissa est seule,
plus seule que les hommes seuls qui la regardent. Mais, surtout, Mélissa risque
beaucoup, beaucoup plus que les hommes qui se réchauffent à sa chaleur.
Certains de nos philosophes pourraient gloser: «où le risque est grand, là on
peut trouver ce qui nous sauve» et peut être qu’ils ont raison. Mais qui est
sauvé? Mélissa? Le mec perdu qui bave devant elle? Ou, tout simplement, les
intellectuels qui pinaillent sur risque et salut?
Et maintenant, voici en
quelle fortune Éros se trouve placé, en tant qu’il est fils d’Expédient et de
Pauvreté. En premier lieu il est toujours pauvre, et il s’en faut de beaucoup
qu’il soit délicat et beau comme la plupart des gens se l’imagine; mais, bien
plutôt, il est rude, malpropre [...] tout cela parce que, ayant la nature de sa
mère, il fait ménage avec l’indigence! Mais, en revanche conformément à la
nature de son père il guette, embusqué, les choses qui sont belles et celles
qui sont bonnes [...] habile comme sorcier, comme inventeur de philtres
magiques, comme sophiste.
(Platon, Le Banquet)