(Portrait)

Un rat des villes

Dino Franceschini

par Ivan P. Maffezzini

 

Il avait atterri à Montréal, en 1967 à l’âge de 22 ans, en provenance d’un petit village des Abruzes qu’il ne trouvait pas à la mesure de ses ambitions.

La rue St. Laurent fut autrefois son duché et le café Méliès sa gentilhommière.

Les petits coqs, attirés par l’éclosion des discothèques, le forcèrent à abandonner la Main pour conquérir de nouveaux fiefs le long de la rue St Denis. Après quelques mois passés au nord de Duluth, il établit ses quartiers d’hiver plus au sud, dans un café, à la Brûlerie[1], tout en continuant à faire des incursions dans les îles, où il garda ses campements d’été. Mais, hiver ou été, il n’abandonna jamais son manoir, érigé au centre du duché qu’il avait soumis dès son arrivée d’Italie.

 

Lors que, pour la majorité des hommes, le but ultime est le dollar, l’argent reste pour le Sieur Dino un vil moyen que l’on ne doit payer l’emploi qu’avec le moins d’efforts possibles. Son aplomb inoxydable le lui permet: tout n’est qu’un moyen pour protéger le décorum et le bien-être. Tout. Même sa mère, qui, avec la copine de classe de ses quinze ans, est le seul grand amour d’une vie pourtant bien garnie de jupons. Ah!… ce n’est pas un homme rose : il préfère que le rose et la rose restent l’apannage de l’autre sexe, celui qui le délecte sans jamais le subjuguer. «Je suis une victime de la beauté des femmes », déclare-t-il avec un mélange parfait d’impudence et d’ironie, et les vieux lieux communs prennent tout à coup un sens dangereuseument renouvelé.

 

C’était un chaud après-midi de juillet : «Je charge mon camion et je passe te prendre pour un pique-nique sur l’île Notre Dame». Quand il arriva, le camion était effectivement «chargé» de sept ou huit filles, entre dix-huit et vingt-cinq ans, qui bavardaient, tranquilles, dans la boîte. Nous passâmes un après-midi, pas tout à fait faunesque, à faire cuire des steaks et des patates pour des nymphes qui semblaient jeûner depuis leur sevrage.

 

Je n’oublierai jamais un dîner servi par sa «bonne», une Juive ukrainienne, d’au moins quinze ans son aînée, qu’il avait rencontrée dans une ruelle où elle montrait ses cuisses aux sacs d’ordures. Il lui parla, elle s’attacha à lui et devint sa «bonne», en tout bien tout honneur. Elle lui faisait le ménage, ou, dans les grandes occasions — et il fut un temps où il en avait beaucoup — elle donnait un cachet à la maison en servant les invités avec une classe qu’elle avait sans doute parfaite chez les Bronfmann, où elle était dame de compagnie. Elle lui permettait des mépriser les Bronfmann: ils la payaient tandis que lui, non seulement il ne la payait pas et il ne la baisait pas, mais il vendait les babioles qu’elle «empruntait» chez eux. Je n’oublierai jamais qu’elle monta sur la table, déplaça l’assiette de la pépée la mieux fournie d’un coup de pied félin, fit une courbette bien ironique devant la favorite du moment et entonna «Che gelida manina». Même les mignonnes applaudirent vigoureusement ce soprano hors pair. Dino, surpris, orgueilleux comme un pape, promenait son sourire.

 

Il a compris depuis des lustres, Dino, que le travail salarié est essentiellement fatigue et que, si on est malin, il faut le laisser aux autres. De la compassion, de la solidarité et de tout le fatras qui empêche de se mouvoir librement dans notre société, il se fout: les autres doivent compter sur leur force, comme lui il a toujours compté sur la sienne. Et, s’ils sont bêtes, c’est leur problème. Le chauffage est trop cher? Dix degrés suffisent si on a beaucoup de couvertures et si on ne pourrit pas devant la télé. Pas assez de fric pour les journaux? On peut toujours les lire à la Maison de la presse — excepté le Wall Street Journal qui est sacré et qu’il convient d’acheter tous les jours. Trois mois de vacances en Floride ou au Mexique? Pas de problèmes: on achète un vieux pick-up à l’encan (en le faisant payer, si possible, par une amie qui pourrait, un jour, en avoir besoin), et on part. Et on revient, trois mois plus tard, avec d’innombrables anecdotes pour meubler les soirées fades des amis beaucoup moins futés. Mondialisation des marchés? «Mon économie n’a jamais connu de frontière. Italie, Canada, Québec, États-Unis, Maldives... Je ne me sens pas attaché à une nation plus qu’à une autre». Mais, si vous insistez un peu, vous pourriez vous rendre compte que, peut-être, le Québec est spécial: «Que veux-tu, j’y vis la majorité de mon temps. C’est pour cela que j’ai voté Oui». Et puis, quel autre État lui aurait-il permis de fonder un duché au beau milieu de sa métropole? Si vous voulez vraiment voir l’importance qu’il donne à l’économie, il suffit de parler cinéma: ce milieu où metteurs en scène et acteurs sont des vétilles entre les mains des producteurs. Une histoire du septième art dans cette optique serait sans doute un best-seller, mais pourquoi l’écrire? S’emmerder avec les éditeurs? Renoncer aux longues pauses-café pour un peu plus de fric? Jamais de la vie!

 

— Comment te définirais-tu politiquement ?

— Comme un anarchoïde ?

 

Dino, curieux comme un enfant, autodidacte parfait, est inclassifiable dans le langage politique courant. Il lui faut des métaphores empruntées à d’autres mondes, à celui des animaux par exemple: il est en même temps souple et exploiteur comme un chat, résistant et intelligent comme un rat. Il n’est congrès où il ne soit présent pour se gorger, corps et esprit (le rat) et se libérer les gonades (le chat) dans le calice de la sociologue, ou psychologue ou historienne qui, à dix-neuf heures, après quelques ronrons, téléphone au mari, grand travailleur: « Je rentrerai plus tard que prévu. J’ai un dino, pardon… un dîner, très important pour ma carrière».

 

— Aimes-tu Montréal ?

— Béé oui... plus que ma mère.

 

Même si la métaphore de la ville et de la femme est complètement éculée, il est impossible, ici, de ne pas l’employer. Les femmes et les villes, sont des antres dont seuls comptent quelques détails: de beaux seins ou de belles places, de beaux yeux ou un beau centre, une conversation agréable ou des rues vivantes, ce sont des choses accessibles à tout le monde et donc sans importance. Mais une tache claire sur une lèvre ou la vieille grille de la voie maritime, les sanglots après l’amour ou les montants du pont de la Concorde, ce sont les détails qui font qu’on aime une femme ou une ville; ce sont les détails que l’on ne partage jamais, même quand on les montre aux amis car, dans l’acte de montrer, on est déjà loin… à un autre niveau de connivence.

 

— Es-tu jaloux ?

— Comment peut-on ne pas l’être.

Et son regard ajoute: elles sont si belles, les villes.

— Et la jalousie de tes femmes ?

— Et pourquoi devraient-elles être jalouses?

Et son regard ajoute: elles savent qu’elles ne peuvent pas me mettre en laisse… Sauf Montréal… bien sûr.

 

 



[1] Son bureau, comme il dit pour se moquer des commis trottinant vers leur job.