(lieux communs)

Contre les voyages

 

par Ivan Maffezzini

 

Quel dommage qu'une raison apeurée par les mythes, nous interdise cet incipit: «Vacances, fille lascive de Travail et d'Industrie, copula avec Voyage, fils simplet d'Aventure et Recherche, et engendra Tourisme. Tourisme, le sans pudeur, engrossa Industrie la lubrique.» Quel dommage qu'on doive demander à une raison édentée de croquer les noisettes du langage! Mais, telle est la rançon de la modernité.

 

Depuis quelques lustres les différends sur ce qui caractérise l'Occident se sont réglés en donnant un certain primat à la technique. Le boucan de nos savants reste pour autant stable: dans le monde des idées, il y a bien des occasions et des lieux où l'on peut se batailler sans perdre la face et, surtout, sans risquer sa vie! La guerre de la technique s'est désormais déplacée sur les champs latéraux de sa valeur, de son essence (qui n'est, bien sûr, pas technique!), de l'importance du levier ou de la roue, etc. Oh, la roue! Qu'est-ce qui symbolise mieux la technique que cette jambe surréaliste, comme la définit Apollinaire? Certainement pas les ordinateurs. Peut-être l'engrenage. Mais il s'agit toujours d'une roue, dentée par-dessus le marché et qui, bien que bafouée par Charlot, continue, dans sa version métaphorique, à nous déplacer où nous ne souhaitons pas nécessairement être.

 

Personne ne pourra crier au scandale si l'on affirme que l'on a inventé la roue pour faciliter les voyages. Donc, sainte banalité, les voyages viennent avant la roue. Le voyage, comme nous dit le Grand Robert, est un «Déplacement d'une personne qui se rend dans un lieu assez éloigné (pour y rester, s'y déplacer, en revenir)». Cet «assez» est assez flexible et assujetti non seulement à l'évolution de la technique et aux moeurs d'un peuple mais aussi aux aléas de la psychologie des voyageurs. Quel enfant de trois ans, en allant, sans informer ses parents, chez la tante qui habite à 50 mètres, n'a pas été jugé un grand explorateur par une orgueilleuse et anxieuse mère? Ulysse, sans informer sa bonne femme, ne s'enlisa-t-il pas dans la Méditerranée pensant 10 ans? Et Dante, pour retrouver sa nénette, n'escalada-t-il pas le purgatoire après une visite aux enfers?

 

Avec moult impudence j'ose proclamer que le voyage est la quintessence de l'Occident et je le mets sur un piédouche après avoir détrôné la technique. Il est clair que dans Occident il faut inclure, n'en déplaise aux anti-occidentaux (qui sont souvent les plus occidentaux qui soit), au moins la Grèce et le Liban. Il aurait été intéressant d'inclure Gengis Kahn aussi mais il aurait fallu trop d'explications pour nos lecteurs habitués à voir Occident et Orient d'un point de vue étroitement géographique. L'occidental est un agriculteur qui voyage mais surtout l'occidental voyage parce qu'il est agriculteur (qu'il cultive un champ ou des pièces dans une industrie, cela ne change rien à son statut de sédentaire). C'est pour cela que ceux qui se déplacent vraiment, les nomades (les pasteurs comme nous dit l'étymologie), lui font si peur et qu'il essaye de les détruire ou de les assimiler. Les nomades ne peuvent pas comprendre cette fascination romantico-guerrière pour la découverte de nouveaux lieux et le retour, souvent pressé, à la case de départ pour recevoir des honneurs dus, tout simplement, au fait qu'on s'est déplacé. Il est clair que le voyage existe seulement pour les peuples sédentaires et les individus pantouflards. Mais, hélas, que de plus terrible qu'une horde de pantouflarde (qui est souvent appelée peuple), quand elle se met en marche au pas de l'oie ou au pas de n'importe quel autre animal de basse cour ! Bien plus terrible que la terrible horde d'Or!

 

Les grecs firent un voyage célèbre à Troie qui, jusqu'à il y a une vingtaine d'année, enlevait encore des heures de sommeil aux lycéens. Les phéniciens, flibustiers ante litteram, eurent le malheur de tomber sur un peuple sans mesure qui sala leur centre commercial. Les juifs, il y a quelques milliers d'années, commencèrent par un voyage en Egypte et ne sont pas encore tous retournés. Les romains b∞tirent un empire autour des routes que les barbares empruntèrent lors de leurs nombreux voyages avant de s'installer dans des contrées plus ensoleillées. Et puis, les arabes... les croisés... les rois de France... les grands explorateurs... les Vikings... les conquistadores... Napoléon... les romantiques... Jean-Paul II... Foglia... Bourque, etc...

 

Dans cette liste, qui pourrait être enrichie ad libitum, ce sont les sensibles et tourmentés romantiques qui opérèrent un tournant décisif: avec eux, le voyage devient conscience de la fuite, passion du nouveau par haine du domicile, recherche de soi avec tous les annexes et connexes d'un psychologisme de pinède. Un soi que, bien sûr, ils ne purent pas trouver ou, quand ils le trouvèrent, il se trouvait très apparenté au néant. Ce romantisme est encore si fort que même une heuménide comme Simone De Beauvoir ne peut pas se soustraire à cette asthénie : «"à quoi bon voyager? on ne se quitte jamais", m'a dit quelqu'un. "Je me quittais; je ne devenais pas une autre, mais je disparaissais".» Ils donnent beaucoup d'importance aux impressions qui touchent leurs âmes tourmentées qu'habite un génie incompris; ils ignorent que, malheureusement pour leur vanité, le génie pousse, comme les boutons, surtout sur les adolescents: «Il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé être le plus malheureux des hommes; de bambin qui à seize ans n'ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie.»[1] Et, dans la solitude du voyage, ces boules de sensibleries peuvent se morfondre dans la mélancolie et mépriser la tranquille vie bourgeoise de leur entourage. Ils se sentent uniques là où, ils ne sont que des copies conformes de tous leurs camarades — petit bourgeois et non — là où le bouillonnement de la vie les différencie si peu des chats criant d'amour dans le Colisée.

 

Le voyage, même à une époque où l'aventure était encore possible, acquit avec eux une connotation de «je vais te conter...» et de «oh, le lierre du Colisée!» qui ouvrit la porte aux voyages intelligents d'aujourd'hui.

 

Mais, qu'est-ce qu'un voyage intelligent?

 

Un voyage, qui permet de découvrir des circuits hors-tourisme, d'enrichir ses connaissances, d'épanouir sa sensibilité, etc. Les voyages intelligents naissent en opposition au tourisme de masse, qui comme dit Henri Lefebvre «détruit le lieu touristique du seul fait qu'il y attire des foules et que le lieu (ville, paysage, musée) n'a plus d'autre intérêt que celui d'une rencontre qui pourrait se passer ailleurs, n'importe où». (Les voyages intelligents sont faits par le Voyageur Intelligent Pisse-vinaigre, abrégé en VIP.) Mais rien de pire, pour nos VIPs, des voyages organisés et quand, par malheur, un ami de ces VIPs se retrouve dans un voyage de ce genre il se comporte comme Jocelyne de F. Mallet-Joris «toute honteuse d'être ainsi rencontrée, car elle faisait partie d'un voyage organisé».

 

Un voyage qui, comme ceux des romantiques du siècle dernier, met au centre les impressions: voilà donc qu'on préfère des photos de scènes de la vie quotidienne dans une ruelle de Paris à une photo de Notre Dame (Notre Dame aussi si le centre de la photo est le baiser volé d'un couple amouraché appuyé à une de ses portes); un vieux qui coupe du fromage avec son couteau à la sublime Jüngfrau; des petits esquimaux qui jouent à cache-cache à un ours qui se dresse sur un iceberg. On dit préférer une assiette de mauvaises pâtes dans une mauvaise trattoria romaine à de l'agneau à la Sina— apprêté dans le meilleur restaurant de la ville éternelle. On préfère la petite chapelle dénuée de toute richesse à la somptueuse chapelle principale que tout le monde connaît. On veut être différent, quoi. Oui, on est tout différents.

 

Étranges, ces VIP qui raisonnent avec les pieds et bourlinguent avec un moignon de cerveau! Ils ne se sont pas encore aperçus que l'Homme est un arbre planté à l'envers avec d'immenses racines sortant de la tête et se dispersant dans le terrain solide des idées. Des racines qui nous encha‘nent à la culture de notre jeunesse que, dans notre courte vie — quelle que soit la force de nos velléités et la faiblesse de notre raison — nous ne pourrons jamais entièrement parcourir. Combien de fois mes radicelles (mon corps solidement planté en terre de Baffin) se nourrirent à Dublin avec Joyce, en Engadine avec Nietzsche ou dans la campagne chinoise avec Xiyou Ji!

 

De propos du genre : «Je ne visite pas les lieux à la mode» ou «Je voyage pour m'ouvrir à d'autres cultures: je suis curieux» ou «Je fréquente les petits restaurants connus seulement par les habitants» ou «Je passe de longues heures à écouter les indigènes» ou encore «Je hais le tourisme de masse» suinte un snobisme de quatre sous. Ces paroles dévoilent une intelligence d'emprunt qui fait infailliblement déborder mes axones et pulvérise toutes mes fortifications de civilité et... un énorme «Vas te faire foutre» se dresse solitaire et impérial.

 

Si on me disait: «Je voyage parce que j'ai besoin, de baigner dans les stéréotypes, de ne pas penser, de fermer les yeux sur ce qui m'entoure, etc» je ne pourrais qu'être d'accord (pourvu qu'on ne rajoute pas le besoin de se ressourcer !). Il est clair que la horde de japonais avec leurs clicks-clicks, ou Elvys Gratton en Floride, ont compris l'art du voyage mieux que ces potes qui apprécient les ruelles à Venise, les cafés prolo à Lisbonne ou un campement en Mongolie extérieure. Ces touristes «naïfs» sont dans leurs temps (ils regardent beaucoup la télé et, à travers elle, ils ont déjà marché dans les ruelles de Venise et ils se sont déjà assis dans un café prolo de Lisbonne) et ils n'ont donc pas besoin de singer les voyages de Goethe ou ceux de Chateaubriand. Ils ne se prennent pour Ulysse non plus, car, même s'ils n'ont jamais été mordus par Joyce, ils savent qu'au moins depuis les années vingt les voyages «intelligents» se font dans sa propre ville. Mais, ce qui est surtout important, ils ont encore le droit d'admirer des chefs d'oeuvre : ils peuvent rester bouche bée devant Mona Lisa sans penser aux moustaches des surréalistes et peuvent crier à Linda: «Viens-t-en icitte, elle sourit comme ta mère» sans aucune fausse pudeur.

 

Ceux qui vont découvrir la nature me font encore plus esclaffer. J'ai vu l'autre soir un documentaire sur des éléphants et je suis sûr que j'en sais sur eux plus que les voyageurs qui ont «fait» une expédition au Kenya. Avec cela je ne veux pas dire qu'en regardant la horde filmée par les documentaristes j'ai eu les mêmes sensations de celui qui, dans une jeep, armé d'un Nikon avec un télé de 500mm, a vu une éléphante avec son éléphanteau barrir nerveuse en observant des énormes téléobjectifs animés. C'est la différence entre le cinéma et la vraie vie me dira-t-on. Pas sûr. Pas sûr que le safari en solitaire ne soit pas du mauvais cinéma qui engendre de la mauvaise littérature quand on en parle aux amis et un ennui monstrueux quand on montre le film ou les photos ridiculement mal faites par rapport à n'importe quel article de National Geographic.

 

Les VIPs voyagent comme s'ils ne savaient pas que la terre est complètement quadrillée et qu'il n'a plus 100 mètres carrés qui ne soient pas magnifiés comme le lieu vraiment unique qui les attend. Même les lieux les plus «plats» que leurs habitants rêvent d'abandoner pour au moins deux semaines par annés devient «un coup de cœur, un petit coin de paradis où l'on vient de loin s'amarrer pour longtemps» — pourvu que la masse n'y soit pas encore. Comme si ces VIPs ne vivaient pas, quand ils ne sont pas en voyage, sur une surface, disons, d'au moins 100 km carrés, qui contient donc dix mille de ces lieux uniques ce qui, s'ils en visitent un par semaine, donne 189 ans de tourisme chez soi! Et, du tourisme qui, cette fois, demande sensibilité (esthétique et politique) et intelligence. C'est ce type de tourisme qu'il faudrait conseiller à ceux qui, comme Gide, pensent que «La perception commence au changement de sensation; d'où la nécessité du voyage», pour qu'ils désencroûtent leurs sens afin de ne pas avoir besoin d'une colonie de mouffettes pour sentir qu'il y a «un parfum... un parfum si... si spécial dans l'air».

 

Est-ce si difficile comprendre que le monde entier n'est qu'un immense club med et que c'est seulement en acceptant les voyages organisés qu'on peut éventuellement voyager? Des bourgeois français, italiens, québécois, argentins ou marocains dans un club med mexicain peuvent effectivement dialoguer et, éventuellement, comprendre quelque chose au Chiapas. Ils peuvent dialoguer, rester ouverts et comprendre la «culture des lieux» car ils ont les racines plantées dans le même fumier qui a été préparé par Proust, Borges, l'évolution du prix du pétrole, l'indice Down Jones, etc. Par contre, ceux qui découvrent des lieux non souillés par le tourisme ne font que «se conter des histoires». Ils baignent dans un racisme impudique ou dans l'imbécillité. Est-ce si difficile comprendre que les résidents s'affairent pour berner les VIPs qui semblent ignorer que moins ils sont nombreux plus ils seront jobardés ? Et pourtant, du haut de leur statut, ils devraient savoir que l'économie ne tolère pas de sentimentalismes.

 

«...le lieu (ville, paysage, musée) n'a plus d'autre intérêt que celui d'une rencontre qui pourrait se passer ailleurs, n'importe où» nous dit le grand sociologue. Ça veut dire que pour se rencontrer les humains feraient du n'importe quoi, même du tourisme! Ce sont les jeunes qui ont besoin de voyager pour découvrir que ce «n'importe où» est aussi chez eux; les plus vieux, s'ils ne l'ont pas encore compris c'est peine perdue. Vous dites que c'est l'affreuse industrie du tourisme qui invente tout cela? Non, pas si affreuse que ça! Elle crée des jobs! Et puis, quand les jeunes aussi n'auront plus besoin de courir le monde pour voir leur ville, leur quartier ou leur village comme... leur maison — au lieu de voir le monde comme une grande maison ou la maison comme un petit monde — elle disparaîtra à moins que, pour défendre les postes de travail des voyagistes et des employés des hôtels, on ne la transforme en l'industrie du «rester chez soi».

 

Encadré  1

Mon fils me demanda «Dois-je, voyager?» «Mais, pourquoi veux-tu voyager?» pensai-je, «que tu soies à Ikaluit ou à Montréal, à Lima ou à Oulan Bator, pas une seule brindille de ton malheur ne reverdira «Mais voyage, mon fils. Regarde, ouvre-toi à d'autres cultures. À des coutumes inaccoutumées débouche ton oreille. Éperonne ta curiosité. Fouette ton intelligence parmi des gens qui subirent une autre histoire. Vas-y, mon fils. Échange, voyage» lui dis-je. Ainsi, en père ami, mentis-je. En Père j'aurais dû lui dire que les seuls vrais voyages sont ceux qu'on fait dans sa tête, à l'aide des idées qui circulent dans l'humus qui nous fait vivre et ceux qui nous font nous déplacer de quelques kilomètres seulement pour rendre visite à ceux qui foulent la même croûte que nous.

 

Encadré 2

À propos de génie:

«Elle vient des Vosges, l'idée de génie, en 1919, la déjà célèbre petite ville de Gérardmer crée un comité des promenades. Naît ainsi l'ancêtre du Syndicat d'Initiative. Accueillir, renseigner, bichonner le visiteur...»

 

et des stéréotypes romantiques qui persistent:

«À Rome, les façades décrépies et envahies de lierre abritent des palais de marbre et des jardins d'Éden. À Rome des jeunes beautés brunes sillonent, cheveux au vent, le ruelles pavés de Trastevere.»

(Voyager, Juillet/août 1996)

 

 

 

Encadré 3

«La grande erreur est de croire qu'on voyage en regardant une carte.» (R. Daumal). L'erreur extrême est de croire qu'on voyage en courant le monde.

 

«Un voyageur est un espèce d'historien.» (Chateaubriand). Et il nous raconte l'histoire du point de vue du gagnant: le sien.

 

«Un voyageur doit se traiter comme un espèce de thermomètre.» (Taine). Et se laisser lire par les indigènes au lieu que d'essayer de les lire.

 

«J'ai de la peine à croire à l'innocence des êtres qui voyagent seuls.» (Mauriac). J'ai de la peine à croire à l'innocence des êtres.

 

«Voyager pour chercher la sagesse était un grand mot des anciens.» (Lamartine). Voyager pour fuir la sagesse est l'affaire des contemporains.

 

 «L'homme n'a pas besoin de voyager pour s'agrandir; il porte avec lui l'immensité.» (Chateaubriand). Amen.

 

 «Je hais les voyage et les explorateurs.» (Lévi-Strauss). Et il sait de quoi il parle!

 

«Longue ambassade et long voyage aboutissent au cocuage.» (Molière). Ce qui est leur but premier.

 

 

1 Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, II, 1

 

 



[1]