Classification

 

Même si vous n’avez pas lu Penser/Classer de Perec vous savez que la tâche de classer les livres dans une bibliothèque est interminable ; pas besoin d’avoir lu La raison classificatoire de Patrick Tort pour imaginer que la classification n’est pas une tâche comme les autres, ni Kant et l’ornithorynque d’Umberto Eco pour subodorer que la sémiotique ne vit pas sans classer. Dès qu’on parle on classifie, on catalogue. Dès qu’on vit on met de l’ordre et quoiqu’en disent certains réactionnaires, il est impossible pour les humains de ne pas mettre en ordre et il n’est pas besoin de connaître mouche en lait pour savoir que tout désordre n’est qu’un nouvel ordre. Si la vie est classification, quoi de plus logique que de classifier les êtres vivants ? Mais avant de classer les vivants il faut séparer les organismes vivants de la matière non vivante (tous ceux qui se sont déjà confrontés à la difficulté des classifications, tous donc, savent que un classement se réduit tôt ou tard à un choix binaire : blanc ou noir, tôt ou tard, matière ou esprit, bon ou méchant, avec moi ou contre moi, vrai ou faux, jusqu’aux 0 et 1 des ordinateurs). Mais pourquoi séparer la matière vivante de l’inerte ? Probablement parce que ce qui nous frappe en premier c’est le mouvement et on est donc facilement porté à identifier mouvement et vie, avec, bien sûr, des difficultés à expliquer pourquoi une roche qui roule ou l’eau de la mer ne sont pas vivantes. Mais je ne veux pas faire de voltige philosophique, c’est une tâche trop facile pour l’Homo sapiens — qui semble né pour cela.

 

L’Homo sapiens (disons les êtres vivants qui parlent et donc cataloguent) fait partie du règne des animaux qui, avec celui des végétaux, constitue les deux règnes des vivants comme on l’apprend à la petite école. Dans cette première division j’ai déjà des difficultés : pourquoi les éponges (animaux pratiquement immobiles) sont-elles mises avec les guépards (qui peuvent courir à plus de 100 km/h) plutôt qu’avec les rhododendrons ? Pas facile à savoir. On a décidé comme ça et après on a trouvé bien des justifications pour dire que c’était la meilleure façon de faire (et de défaire, parce que quand on fait des classifications on défait toujours quelque chose d’autre : on choisit d’oublier une ressemblance pour en favoriser une autre ou on considère qu’un détail est important et que l’ensemble ne l’est pas. Personnellement, je connais des personnes qui sont plus proches des panthères que des gorilles et d’autres qui ont plus l’allure de mollusques que d’orangs-outangs et pourtant elles sont classées comme nous dans les primates avec les singes et non dans d’autres ordres ou, à la limite, dans d’autres phylia aux noms plus ou moins impossibles à écrire comme les Platyhelminthes constitués de 20 000 espèces, toutes sans anus (je n’avais jamais pensé que le cul pouvait être un élément si important dans la classification). Le règne animal a donc été divisé en 25 phylia et nous faisons partie du phylum des Chordata avec 50 000 autres espèces. Si 50 000 vous semble beaucoup, pensez que le phylum des Arthropoda (celui des insectes) contient au moins un million d’espèces. Notre phylum, le seul ! wow ! contient des Subphylia (trois) dont le nôtre qui contient 47 000 espèces qui s’appelle Vertebrata. Quand donc vous dites à votre ami « espèce d’invertébré », au point de vue zoologique vous prenez martre pour renard. Dans les vertebrata on se retrouve un peu plus : il y a la classe des oiseaux, celle des reptiles, celle des amphibies, celle des poissons… bien non. Les poissons c’est plus compliqué : ils ont besoin de plusieurs classes. Est-ce parce qu’ils sont les premiers ou parce qu’ils sont les plus ignorants ? Par contre on a réservé aux mammifères une classe (on ? d’autres mammifères, bien sûr). Les mammifères sont divisés en deux sous-classes : Prototheria (glandes mammaires sans mamelons) et Theria (glandes mammaires avec mamelons). Je laisse au lecteur la tâche de nous classer dans une des deux sous-classes (pour faciliter la tâche de classification je vous dirai que les vaches sont dans les Theria). Une des deux sous-classes, je ne vous dis pas laquelle, est divisée en 35 ordres et parmi ceux-là il y a l’ordre des ordres, l’ordre qui met de l’ordre (ou au moins c’est ce qu’il prétend), notre ordre : les Primata qui, contrairement à ce que pensent des primates ignorants, ne contient pas seulement des hommes, des gorilles, des singes en général, mais aussi des lémuriens et des tarses et surtout les Daubentoniidae qui ont la caractéristique d’avoir les deux mamelons autour du sexe (ce qui explique l’appellation de aye-aye en langue « vulgaire »). Nous qui appartenons à l’espèce Homo sapiens, nous avons une famille complètement à nous (wow ! une autre fois) : les Hominidae. Pour terminer il me semble important de se demander si c’est un hasard qu’on ait une famille pour nous seuls au lieu de la partager avec, qui sais-je ? les gorilles et si, en admettant que c’était les gorilles qui faisaient la classification ils n’auraient pas réservé une famille pour eux et il n’auraient pas mis l’Homo sapiens avec les orangs-outangs. Employer les dimensions physiques pour classer n’est pas plus bête que d’employer le langage. Mais probablement que ma question est une fausse question, probablement que les gorilles s’en foutent des classifications. Oui, probablement l’Homo sapiens et le seul animal classificatoriensis.