Autour du cadavre du travail

par Marie-Andrée Rajotte

 

C

‘est pour leur conception du travail que Robert Kurtz et Krisis, son groupe de recherche retiennent l’intérêt : « L’objectif du socialisme ne peut être la " libération du travail ", mais seulement et exclusivement " se libérer du travail " [On vit dans une société où règne] cette absurdité par laquelle le travail ne produit rien d’autre que du travail dans une forme différente[1] ». Malgré un style assez rébarbatif, les positions « anti-travail » de Krisis sont beaucoup plus intéressantes que celles, plus connues, de Rifkin ou de Gorz, en raison surtout de leur plus grande solidité théorique. Pourquoi alors le Manifeste contre le travail[2], récemment paru en français n’importe-il pas l’enthousisme ? Primo, parce qu’on ne peut que le comparer aux textes de certains auteurs de la « pensée forte » italienne[3] qui, tout en étant inspirés par le même désir de dépassement et d’émancipation, sont moins constipés du point de vue du style, politiquement moins plaignards, moins unidimensionnels dans l’approche et plus solides dans l’échafaudage théorique. Certes, on ne peut pas en vouloir à un auteur parce qu’on en préfère un autre, mais, lorsque deux « écoles » partent de la même base théorique, sont mues par le même désir et abordent les mêmes thèmes, il serait complètement idiot de ne pas les comparer et de ne pas les employer à un éclaircissement réciproque. Deuzio, parce que la forme « manifeste » rend trop belliqueux un discours qui aurait besoin d’une plus grande diffusion pour ne pas courir le risque de faire l’effet opposé à celui recherché par les auteurs, surtout à une époque où, sous l’influence de la publicité, tout est « manifeste ». Ceci dit, le livre vaut qu’on s’y arrête.

 

Le manifeste

Même si les auteurs se placent au-delà de Marx et du marxisme, ils restent des arrière-petits-fils de Marx et ils ne peuvent donc pas écrire un manifeste sans rendre hommage au Manifeste Communiste. Voici le début des deux textes :

 

Un cadavre domine la société, le cadavre du travail. Toutes les puissances du monde se sont liguées pour défendre cette domination : le Pape et la Banque Mondiale, Tony Blair et Jörg Haider, les syndicats et les patrons, les écologistes d’Allemagne et les socialistes de France. Tous n’ont qu’un mot à la bouche : travail, travail, travail !

Un spectre hante l’Europe : c’est le spectre du communisme. Pour le traquer, toutes les puissances de la vieille Europe se sont liguées dans une sainte chasse à courre : Le Pape et le Tsar, Metternich et Guizot, des radicaux français et des policiers allemands.

 

Puisque Krisis choisit le manifeste, les auteurs ne s’adressent pas à ceux qui discutent sur la pointe d’une aiguille mais à ceux qui, convaincus du cul de sac dans lequel nous nous trouvons, ont besoin de se retrouver autour d’une parole qui n’isole pas l’individu dans une particularité n’ayant rien de particulier, comme le font les différentes écoles psy ; qui ne prêche pas un retour à l’asthénie du religieux qui, depuis quelques lustres, pénètre et dévitalise même les esprits les plus rétifs ; qui ne s’égosille pas dans une violence fasciste ou écologiste ; qui ne fait pas appel aux forces « positives » d’une technique qui occupe tous les espaces disponibles sans respect aucun pour les restes d’un monde qui ne fut pas que supplices.

Pour ceux qui ne sont pas habitués aux textes de filiation marxiste, il est peut-être utile de préciser que pour Krisis le travail qui est mort « n’a rien à voir avec le fait que les hommes transforment la nature et sont en relation les uns avec les autres de manière active. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ils construiront des maisons, confectionneront des vêtements […] élèveront des enfants, écriront des livres, discuteront […] Ce fait est banal et va de soi. Ce qui ne va pas de soi, c’est que l’activité humaine tout court, la simple " dépense de force de travail ", sans aucun souci de son contenu, tout à fait indépendante des besoins et de la volonté des intéressés, soit érigée en principe abstrait régissant les rapports sociaux. » C’est le travail comme abstraction pour créer et évaluer la richesse, pour guider et rendre injuste le partage des ressources, qui n’est plus d’aucune utilité et qu’on s’efforce de garder en vie, avec d’énormes dépenses d’énergie qui pourraient être employées à d’autres fins. Que la fin du travail soit arrivée ne fait pas de doute pour Krisis, mais, alors, pourquoi les gens ne s’en aperçoivent-ils pas? Parce que tous se sont ligués ; tous les puissants, sans distinction de classe, de race, de sexe, de profession… Mais si on continue à nous cacher sa mort, comment en prendre conscience ? Comment doit-il agir celui « qui n’a pas désappris à penser » ? En deux mots : que faire ? La réponse est claire : il faut rompre avec la société du travail, mais cette rupture ne peut pas naître « d’un nouveau principe abstraitement universel mais seulement [du] dégoût qu’éprouve l’individu face à sa propre existence en tant que sujet de travail […] Le programme contre le travail ne se nourrit pas d’un corpus de principes positifs, mais de la force de la négation […] le mot d’ordre de l’émancipation sociale ne peut être que : Prenons ce dont nous avons besoin ! » Les ennemis du travail ne peuvent pas se transformer en un parti politique ou en n’importe quoi d’autre pour « s’emparer des commandes du pouvoir. Leur lutte n’est pas politique, elle est antipolitique ».

Ce sont les connaissances scientifiques et techniques qui ont tué le travail : « Par suite de la révolution micro-informatique, la production de richesse s’est toujours davantage découplée de la force de travail humaine ». C’est à cause de la technique que « la vente de la marchandise-force de travail est assurée d’avoir autant de succès qu’en a eu la vente des diligences au XXe siècle ». Même s’il est clair que pour les membres du groupe Krisis, l’évolution de la technique est ce qui a tué le travail, ils ne peuvent pas être accusés de « naïveté technicienne » car il est également clair, pour eux, qu’afin que la société se libère de son cadavre « la majeure partie des structures techniques doivent être complètement transformées, car elles ont été élaborées d’après les normes bornées de la rentabilité abstraite ».

Mais même si le travail est mort, la société n’est pas prête à s’organiser autour d’autres éléments « vivants » ou en train de le devenir. Le mot d’ordre « un poste de travail pour tous », par exemple, est absurde autant du point de vue du capitalisme le plus borné que de la social-démocratie la plus éclairée. La seule conséquence de ce mot d’ordre, c’est de demander « n’importe quel travail » : dans l’industrie militaire, en psychologie, dans les boîtes de nuit, dans les écoles, dans les bordels, à la télé… pourvu qu’ils travaillent. « Que ce qu’ils doivent faire n’ait que très peu de sens, voire aucun, peu importe, pourvu qu’ils restent perpétuellement en mouvement afin de ne jamais oublier la loi selon laquelle doit se dérouler leur existence ». La gauche politique est, bien sûr, « coupable » autant que la droite car « non seulement elle a élevé le travail en l’essence de l’homme, mais elle l’a mythifié et […] pour elle, ce n’était pas le travail qui était scandaleux, mais seulement son exploitation par le capital ». Même pour le mouvement ouvrier et les syndicats « le malheur du travail s’est mué en fausse fierté du travail, qui redéfinit la domestication de l’individu […] Tous les membres de la société, sans exception, devaient être enrôlés de force dans les " armées du travail " ». L’ombre de Jünger et de son Travailleur n’est pas loin.

La centralité du travail et sa mort impliquent, selon Krisis, la fin de la politique car « la fin en soi de la société du travail est le postulat de la démocratie politique » ; la politique est liée à l’État et « l’État moderne doit son rôle au fait que le système de production marchande a besoin d’une instance supérieure [pour] les fondements juridiques généraux et les conditions nécessaires à la valorisation ». C’est parce qu’elle est au service de l’économie marchande que, quand les finances de l’État se tarissent, « l’éducation devient le privilège des gagnants. La culture intellectuelle et artistique se voit ramenée au critère de sa valeur marchande et dépérit. Le secteur de la santé devient infinançable et se désintègre dans un système à deux vitesses. » Inutile d’essayer, comme le font la majorité des intellectuels engagés, de trouver les moyens pour rendre les conditions de vie plus acceptables. On ne fait que changer le mal de place. Des solutions comme la taxe Tobin ne font qu’empirer le mal en donnant au travail un soutien inattendu. Le travail étant le « lieu » idéal de la « rationalité » de l’homme blanc, il a « chassé de lui tous les besoins émotionnels et tous les états d’âme dans lesquels le règne du travail ne voit que des facteurs de trouble », notre société, fondée sur « l’extermination par le travail » (fondation des États-nations et colonialisme en particulier) a créé « un universalisme de la société de travail [qui] est, à la racine, profondément raciste. L’abstraction universelle du travail ne peut jamais se définir qu’en se démarquant de tout ce que ne s’intègre pas à elle. »

Sur une chose, pendant des siècles, la Bible a eu raison : le travail est la malédiction de Dieu mais, aujourd’hui, la malédiction s’est transformée en « Tu ne mangeras pas parce que ta sueur est superflue et invendable ». On se prépare, on s’entraîne, on se pomponne, on donne tout pour le travail — même notre temps — parce que hors du travail il n’y a rien. Rien d’objectif. On ne peut plus se retirer en famille : « La sphère de la " vie privée " et de la famille se dégrade et se vide toujours davantage de sa substance parce que, dans sa toute-puissance, la société du travail exige l’individu entier, son sacrifice complet, sa mobilité dans l’espace et sa flexibilité dans le temps ». Notre corps et notre temps sont dans et pour le travail. Et les méchants financiers dans tout cela ? Aux méchants financiers, Krisis ne croit pas ; Kurz et ses amis ne croient pas que la spéculation financière soit une des causes de la crise actuelle mais, bien au contraire, ils pensent que « l’expansion spéculative des marchés financiers ajourne provisoirement la crise » et permet ainsi à la société de traîner un peu plus longtemps le cadavre du travail. C’est facile et dangereux d’opposer les « bons » industriels aux « mauvais » financiers souvent juifs et internationalistes, dangereux car les mots de la « Droite de l’Emploi » — par nature raciste, antisémite et anti-américaine — risquent de se retrouver sur les lèvres de la « Gauche de l’Emploi » qui semble oublier qu’une de ses dernières trouvailles, « le salaire social », est un concept du « maître à penser du néo-libéralisme, Milton Friedman ». Les tentatives d’améliorer les conditions de vie des exclus sont vouées à l’échec à long terme, et à court terme elles permettent «  de nourrir chez soi quelques millions de bouches " inutiles " (au sens capitaliste du terme) — à l’exclusion de ceux qui n’ont pas le bon passeport ».

 

Deux mots avant la fin

On a parfois l’impression que le groupe Krisis reste trop attaché à une vision fordiste du travail ; que leur type de travailleur idéal est  l’ouvrier spécialisé des usines Ford ou Siemens des années 60. Quand ils écrivent que la production dans les sociétés pré-capitalistes « loin d’être densifiée comme dans la société du travail, était entremêlée d’une culture sophistiquée de loisir et de lenteur relative », ils  semblent oublier que dans l’organisation postfordiste, la lenteur aussi a acquis un statut productif. Mais surtout, ils oublient que, comme le fermier troussait les jupes de la fillette qui ratissait le foin, ainsi le chef de service de Siemens ou d’Hydro-Québec trousse celles de la secrétaire. Les deux hommes continuent à trouver leur loisir, même au travail, tandis que[4]

Le tableau que Krisis brosse de la société actuelle est tellement sombre que le lecteur ne peut pas ne pas y lire une idéalisation du passé. Et même quand il est dit que les conditions de vie « dans les anciennes sociétés agraires étaient tout sauf paradisiaques. […] De fait, les hommes avaient encore quelque chose à perdre malgré l’étroitesse de leurs conditions », ce n’est pas tout à fait convaincant. Pour Krisis il est clair que les anciennes sociétés n’étaient peut-être pas paradisiaques mais que les conditions de vie y étaient meilleures que les conditions actuelles. Sur cela, si on se réfère par exemple aux conditions de vie des paysannes africaines ou québécoises qui vivaient encore selon des modes de vie pré, je suis en désaccord complet. Je pense au contraire que les femmes paysannes n’avaient rien à perdre sinon leurs chaînes, tandis que les Québécoises actuelles ont beaucoup de choses qu’elles ne veulent pas perdre et qui permettent une vie meilleure que celle que les membres de Krisis décrivent (ce qui a pour effet de rendre le changement encore plus difficile). Je ne suis pas convaincue non plus que dans le monde du travail « où motivation et créativité sont les maîtres mots, on peut être sûr qu’il n’en reste rien — ou alors seulement en tant qu’illusion ». Je crois que la « créativité », dans beaucoup de travaux, est effectivement quelque chose de très important, de satisfaisant même. C’est à cause du plaisir que l’individu trouve au travail (plaisir qui ne peut pas être nié mais qui, éventuellement, peut être troqué pour un autre) que « La chose est indécise : le déclin du travail peut conduire soit à la victoire sur la folie du travail, soit à la fin de la civilisation ». Quelle civilisation ?

 

Coda

Le manifeste de 1848 se refermait sur le fameux « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », celui de Krisis par « Prolétaires de tous les pays, finissez-en ! ». Cet appel aux prolétaires me laisse un peu songeuse. Je préfère désormais, comme les « Italiens », parler de multitude.



[1] Robert Kurz, « L’honneur perdu du travail », Conjoncture 25, Printemps 1997.

[2] R. Kurz, E. Lohoff, N. Trenkle, Manifeste contre le travail, Éditions Léo Scheer, 2002.

[3]Surtout Paolo Virno et Antonio Negri.

[4] Si la condition des hommes, du point de vue du loisir volé au travail, n’a pas tellement changé, pour les femmes il y a eu une amélioration certaine. Le fait qu’il y ait plus de consentement de la part de la secrétaire de vingt-cinq ans que de la petite paysanne de treize n’est pas sans importance. On dira que le manager, pour tripoter la fillette, peut toujours aller en Thaïlande, c’est vrai, mais ce n’est pas la même chose, du point de vue social.