Quel empire ?

par Marie-Andrée Rajotte

 

Q

uelques irritants. Une idée d’une grande naïveté. Au moins deux considérations fort intéressantes. C’est plus que suffisant pour acheter un livre dont le défaut principal est d’avoir du succès auprès du public — ce qui me fait toujours rechigner, pas tellement par élitisme peuplard, comme certaines de mes amies, mais parce qu’il est probable qu’un de ses nombreux lecteurs me le racontera. Il y a aussi un autre motif : depuis quelques années je déblatère sur l’empire en puisant dans Empire de Michael Hardt et Toni Negri et je ne pouvais donc pas être insensible à un livre qui soutient que l’empire américain est en compote[1].

Irritants. Premier irritant. La baisse de fécondité des femmes considérée comme l’un des « deux phénomènes universels [qui] rendent possible l’universalisation de la démocratie ». Conscient que la « corrélation entre chute de la fécondité et modernisation politique peut susciter chez les politologues (…) une certaine incrédulité », il n’en démord pas pour autant — ce qui est plutôt à son avantage. Et même s’il attaque les sceptiques en les accusant de faire « comme si la vie politique et la vie familiale étaient des choses séparées », je crains qu’il ne parvienne à les convaincre ; il n’y réussira certainement pas en soulignant que ce lien lui a permis de « prévoir, en 1976, dans La chute finale, l’effondrement du communisme soviétique ». Surtout s’il suggère, à qui veut l’entendre, qu’il est le seul à l’avoir fait. S’il veut se faire des alliés, il ne semble pas connaître le joint.

Pour nier qu’il existe un lien entre la vie politique et la vie familiale, il faut vraiment être sot comme un clavier ; par contre je ne suis pas sûr que le fait de croire que la structure familiale influence la politique internationale et l’économie soit plus malin que de croire, comme cette bonne âme de Engels, que c’est l’inverse qui est vrai. Et je ne suis surtout pas sûr du tout qu’il soit fondamental, pour la compréhension de la politique internationale des États-Unis, de considérer que leur culture, comme celle des Anglais, « se caractérise par une certaine indéfinition des valeurs d’égalité et d’inégalité, si claires en général en Eurasie ». Je ne suis pas sûr non plus que ce soit la structure familiale anglo-saxonne qui a porté au rejet des Indiens et des Noirs et qui « a permis de traiter les immigrés irlandais, allemands, juifs, italiens en égaux ». Que le taux très élevé de mariages entre cousins germains parmi les arabo-musulmans ait un grand impact sur leur politique me laisse très perplexe aussi : surtout quand il en conclut que cela « ne favorise guère le respect de l’autorité en général et celle de l’État en particulier ». Indépendamment de l’interprétation qu’on en donne, il est clair que pour des Occidentaux il est fort étonnant que le mariage entre cousins germains au Soudan atteigne 57 %, au Pakistan 50 %, 40 % en Mauritanie et 25 % dans les pays du Maghreb.

Le taux de fécondité lui permet aussi d’induire que « le monde musulman, en tant qu’entité démographique, n’existe pas. La dispersion des taux est maximale, allant de deux enfants par femme en Azerbaïdjan à 7,5 au Niger. » Le « monde musulman, en tant qu’entité démographique », et alors ? Doit-on tirer la conclusion que le monde musulman n’existe tout simplement pas ? Aïe !

Certains lecteurs seront bien plus irrités par l’hypothèse « majeure » que le monde s’en va vers une « universalisation de la démocratie » que par cette histoire de fécondité. À chacun ses irritations. Inutile de dire que les irritants sont les empreintes digitales des faiblesses de l’âme ; inutile de dire aussi que c’est parce que les irritants nous irritent là où l’on est écorché et parce qu’ils font signe vers nos faiblesses les plus spécifiques que l’irritation induite est plus tenace que celle qui est à la source. S’irriter de s’être irrité, c’est un classique du comportement des irritables. Si l’irritation est un aveu de consanguinité entre facteur irritant et sensibilité, il est clair que je ne pouvais pas rester impassible devant cet emploi un peu simplet de quelque chose d’aussi important pour comprendre notre société que la baisse du taux de fécondité.

Le deuxième irritant aussi se conjugue au féminin. Il concerne les femmes américaines : femmes « castratrices et menaçantes », « pour les mâles européens » s’empresse-t-on d’ajouter. Là aussi, je crois qu’il touche une corde sensible, et non seulement de mon petit moi : la peur des femmes qui menacent le pouvoir des hommes symbolisé par leur couilles est une donnée d’une extrême importance pour comprendre le comportement des « mâles » et donc du pouvoir. Mais de là à l’employer comme un mécanisme explicatif des rapports politiques entre les États-Unis et l’Europe, il y a un monde. Et ces viragos qui, selon Todd, poussent Bush à bombarder l’Afghanistan sont une caricature du travail de sensibilisation que les féministes américaines ont fait par rapport à l’esclavage des femmes dans un pays où, à cause du taux élevé de mariage entre cousins germains, il devrait exister « un système très égalitaire » !

Le troisième irritant, plus ponctuel que les autres, concerne le Zimbabwe. Sur sa liste à propos de la « planète structurée par la haine, ravagée par la violence, où se succèdent (…) massacres des individus et des peuples », il place l’« assassinat de fermiers blancs au Zimbabwe » à côté du génocide rwandais, de la guerre civile au Sierra Leone, du terrorisme de masse en Algérie et d’autres atrocités du même acabit. Il est tombé sur la tête. Carrément tombé sur la tête.

Petite queue ironique des irritants. En jetant un dernier coup d’œil au livre pour voir si je n’avais pas oublié quelques notes écrites en marge, je suis tombé sur le commentaire suivant placé à côté du tableau sur les homicides et les suicides dans le monde : pourquoi ne pas dire que le taux de suicide est l’un des facteurs qui pousse à l’universalisation de la démocratie ? C’est en effet étonnant de voir comment, dans les pays où règne ce que Todd appelle la modernité mentale, le taux de suicide est beaucoup plus élevé que dans les pays « arriérés ». Ce qui est étonnant, c’est aussi de voir comment les taux d’homicide et de suicide sont inversement proportionnels. À quand une théorie sociologique qui nous démontre que le taux de mort violente[2] est une constante universelle et que là où l’on ne tue pas l’on se tue ? Si cela était vrai j’espère que les préférences de mes amis iraient, comme les miennes, aux pays où l’on tue. C’est plus sain, à moins d’exagérer comme en Colombie.

Naïveté. L’alphabétisation est l’autre phénomène qui rend « possible l’universalisation de la démocratie ». Qu’une plus grande alphabétisation implique une plus grande démocratie me laisse tout à fait indifférent. Ce qui me laisse moins indifférent, c’est de lire que la « démocratie » — notre démocratie — est le meilleur régime possible et que donc l’alphabé-tisation, etc., etc. Si je risque de partager l’irritant lié à la fécondité avec beaucoup de lecteurs, je crois qu’il y a beaucoup moins de gens qui se grattent quand on leur dit que l’instruc-tion secondaire et post-secondaire sont des éléments qui facilitent les échanges et qui feront gagner la démocratie sans l’aide des avions de Bush. C’est pour cela que j’ai décidé de mettre cet irritant potentiel parmi les naïvetés (s’irriter contre le monde entier serait trop bête, même pour un irritable comme moi).

Comment ne pas considérer comme très naïve une position qui soutient que « des individus rendus conscients et égaux par l'alphabétisation ne peuvent être indéfiniment gouvernés de façon autoritaire » ? Pas besoin d’évoquer l’histoire, il suffit de penser aux buts de l’alphabétisation : permettre aux individus d’être plus productifs dans un monde quadrillé par la technique. Que le mythe de l’alphabétisation prenne racine au XVIIIe siècle en Europe et qu’il fleurisse, toujours en Europe, au XXe est certainement moins dû au désir des élites d’émanciper les masses[3] qu’aux « besoins » des machines d’être traitées avec plus de capacité d’abstraction que les vaches. On peut admettre que les personnes alphabétisées « ne peuvent être indéfiniment gouvernées de façon autoritaire », si on entend « gouverner » au sens restreint du terme, mais si par « gouverner » on entend « dominer », « commander », « soumettre » l’alphabétisation favorise le « gouvernement autoritaire » car l’autorité se disperse non seulement parmi les hommes et les institutions mais aussi parmi les machines et surtout elle fixe sa demeure principale dans les cerveaux. Dans un monde où les mots sont les éléments-clefs de la production de richesse, sans alphabétisation il n’y a pas de contrôle possible. Est-ce un hasard si les moins alphabétisés sont plus difficilement intégrables dans la prison du travail où l’individu est complètement soumis aux règles des affaires (même quand il est « créatif », surtout quand il l’est) ?

Comment ne pas être d’accord avec Todd quand il écrit que « les conséquences de l’éducation sont innombrables. L’une d’elle est de déraciner mentalement les populations. » ? Si les racines sont ce qui « sert pour se fixer au terrain et se nourrir », il doit être vrai que, dans le monde moderne, les gens restent moins accrochés à leurs quatre arpents de pré. Mais même les plus misérables des paysans n’ont jamais eu de racines sous les pieds. Les racines humaines sont des métaphores. Elles sont dans la tête. Mais alors qu’y a-t-il de plus efficace que l’école pour enraciner les gens ? Dites-le moi, qu’y a-t-il de plus efficace ? Qu’y a t-il de plus efficace que les études universitaires où les corps sont phagocytés par les mots ? Dites-le moi.

Pourtant Todd sait certaines choses. Il n’ignore pas, par exemple, que « les travailleurs de l’ancien tiers-monde (…) savent lire, écrire et compter, et c’est pour cela qu’ils sont exploitables ». Moins naïf qu’il n’en a l’air ?

Si les mots n’étaient pas emprisonnés par mon cerveau alphabétisé, ils diraient qu’il n’y a pas d’alphabétisation sans alphabêtification.

Intéressant. Au moins deux considérations fort intéressantes : la première d’ordre militaire et la deuxième économique. Au moment où tous les médias soulignent la puissance de l’armée américaine, il est agréable et libérateur d’entendre quelqu’un souligner sa faiblesse. Quand Todd écrit que « l’absence d’une tradition militaire américaine au sol interdit l’occupation du terrain et la constitution d’un espace impérial au sens habituel du concept », il nous injecte une bonne dose d’espoir, même si, vraisemblablement, il se trompe en pensant l’empire au « sens habituel du concept » : l’espoir que l’armée américaine, transformée en police — comme toute force d’occupation — ne pourra jamais contrôler le monde. Espoir et contentement : là où une armée est forte, la bêtise est reine, surtout quand les soldats sont alphabétisés, qu’ils comprennent les enjeux que leurs supérieurs leur présentent et qu’ils y croient.

La vision économique des États-Unis que Todd présente est peut-être contestable mais elle est tellement pleine de bons sens que même une armée de jésuites (l’élite des alphabétisés catholiques) aurait des difficultés à la défaire. Du bon sens : ce qui est parfois un somnifère et parfois un puissant antidote contre des vendeurs de vaches foireuses. Depuis quelques siècles les économistes sont rois dans l’art de retourner les données comme des chaussettes. Selon Todd, les économistes ne sont d’aucune utilité pour expliquer les phénomènes économiques actuels : « la théorie économique orthodoxe ne peut expliquer la rétraction de l’activité industrielle américaine, la transformation des États-Unis en un espace spécialisé dans la consommation et dépendant du monde extérieur pour son approvisionnement ». Dialoguons donc avec le bon sens :

     Du point de vue économique, les États, vus de l’extérieur, sont des entités fermées avec des marchandises qui entrent et qui sortent.

     Comme les familles.

     Comme les familles. Et si pendant une période de temps assez longue un État fait entrer beaucoup plus de marchandises qu’il n’en fait sortir, il doit s’endetter et s’il ne veut pas faire faillite, il doit « sortir » ses armées.

     Impeccable ! Les États-Unis s’endettent et surtout leurs armées…

     Oui mais leur armée, dans ce cas, n’est pas tellement importante.

     Mais alors, comment les États-Unis peuvent-ils continuer à faire entrer des marchandises si non seulement ils ne font pas faillite mais s’ils sont toujours plus riches ?

     Ils payent.

     Comment ?

     Avec de l’argent.

     Mais… mais l’argent… l’argent ne pousse pas dans les ordinateurs !

     Non, mais l’argent on peut le créer…

     Oui… mais…

     Il suffit d’être comme les États-Unis et être les détenteurs de la monnaie de référence. Quand on en a besoin… on imprime des beaux billets verts.

     Ah ! d’accord.

Et pourtant, non. C’est là que le bon sens se fourvoie même s’il a démarré sur la bonne voie. Comme dirait Todd, il s’agit d’une position de Gaulliste ringard. Les choses se passent de manière un peu plus tordue : « Les États-Unis ne prélèvent autoritairement qu’une fraction des signes monétaires et des biens qui leur sont nécessaires. (…) La majeure partie du tribut (…) est obtenue sans contrainte politique et militaire, par des voies libérales spontanées ». Les États-Unis payent avec les investissements des étrangers, de ceux qui acceptent la « servitude volontaire » : « Le mouvement du capital vers l’espace intérieur américain  (…) qui est passé de 88 milliards en 1990 à 865 en 2001 (…) permet l’achat de biens venus de l’ensemble du monde ». Ce sont les riches des autres pays qui investissent dans les bourses américaines et qui permettent aux Américains d’être la fleur des consommateurs. Ce sont les riches non Américains qui payent afin que les Américains riches soient toujours plus riches et que les Américains pauvres soient un peu moins pauvres. Pas mal. Mais, à ce point-ci, le vieux bon sens devrait revenir pour nous suggérer que les riches du reste du monde font payer à leurs pauvres… mais… c’est une autre histoire.

Et les célèbres reprises de l’économie américaine ? « Chaque reprise de l’économie des États-Unis gonfle l’importation de biens en provenance du monde. Le déficit commercial se creuse (…). Mais nous sommes contents, mieux, soulagés. C’est le monde de La Fontaine à l’envers dans lequel la fourmi supplierait la cigale de bien vouloir accepter de la nourriture. » Et il insiste : « L’Amérique (…) est essentielle au monde par sa consommation ». Ça, j’aime. J’aime parce que ça me fait penser à tous ceux qui sont « essentiels » par leur consommation dans tous les pays, à ceux qui ont été « essentiels » à toutes les époques… mais… c’est une autre histoire.

Une autre histoire. Selon Todd, la Russie est en train de se stabiliser et il croit à son possible retour en force. Une Russie forte à cause de ses richesses naturelles, de ses armements et, qui pouvait encore en douter ? — de son alphabétisation.

Et le monde musulman dans tout cela ? Le monde musulman « sortira de sa crise de transition sans intervention extérieure, par un processus d’apaisement automatique ». Sortira pour entrer où ? Pour entrer dans… mais… c’est une autre histoire.

Et le terrorisme ? « La notion de terrorisme universel n’est utile qu’à l’Amérique ». Seulement à l’Amérique ? Pas sûr… mais… c’est une autre histoire.

 

 

N. et N. 2003



[1]     Emmanuel Todd, Après l’Empire — Essai sur la décomposition de l’empire américain, Gallimard, 2002.

[2]     Il ne considère pas les morts violentes dues à des causes naturelles (tremblements de terre et autres) ni celles dues à la violence institutionnalisée (guerres et travail).

[3]     Si on suit les théories naïves à la Todd, on peut encore moins croire au désir des masses non alphabétisées de se libérer des gouvernements autoritaires : n’étant pas alphabétisés, les gens peuvent supporter n’importe quelle autorité. Naïveté au carré.