De l’Irak et autres broutilles

Dialogue avec le général Carl Von Clausewitz[1]

par Theodor Weisenstein

 

D

epuis des jours, elle occupait pratiquement tous les territoires habitables de ma tête. Elle, c’est-à-dire la guerre. Je ne pouvais pas bouger mon petit moi sans qu’elle soit là, tranquille, sereine, en attente.

Comme l’adolescent qui, après une nuit passée à salir, dans l’imagination que le désir arrose, les lieux les plus lumineux du corps de celle qui lui ouvre le sang à la vie, n’ose effleurer la main qui pourtant se tend, claire, vers lui, dans le trop court trajet vers le lycée, ainsi, dès que je m’asseyais devant mon ordinateur, toutes les contorsions qui avaient occupé ma tête dans les moments les moins opportuns disparaissaient pour laisser la place à une contemplation impuissante. Devant mon clavier, je ne pouvais plus bouger les doigts. Le cerveau refusait de commander. Je me disais que tout le monde en parlait, alors pourquoi aurais-je dû le faire moi aussi ? Pratiquement tous disaient des choses sans intérêt. Et pourquoi ce que j’avais à dire aurait-il été intéressant pour qui que ce soit ?

D’autres fois, je m’en prenais à la guerre : je lui disais — pas trop fort pour ne pas la faire fuir, il est vrai — je lui disais qu’elle ne me méritait pas, qu’elle était une vieille salope, qu’elle couchait sur tous les sommiers, que d’une telle catin je me foutais comme de l’an quarante. Mais cela ne durait pas longtemps. Maintenant je la vois se tordre les jambes comme une petite fille non encore éclose. Paralysé. Encore paralysé.

Nondum matura est ?

Numdum matura est. Je me mentais en sachant que je mentais.

Et puis hier, voilà que, tout d’un coup, je trouve. Je déchire le voile : la guerre est la continuation de l’économie par d’autres moyens. Je l’ai. J’ai l’angle pour la posséder comme aucun autre ne l’avait encore possédée ! J’ai la clef. Content, satisfait comme l’homme qui croit avoir satisfait, je sortis de ma bibliothèque De la guerre et me mis à bavarder avec Von Clausewitz, une vieille écuelle en bois remplie de riesling, devant la cheminée comme avec mon meilleur ami.

Nous, nous savions de quoi nous parlions.

Oui, me dit-il, vous n’imaginez pas à quel point tous ces gens qui citent ma trop célèbre définition[2] sans lire mon livre m’énervent. Je vois que vous m’avez lu, qu’au moins vous êtes allé au-delà du premier chapitre. Vous êtes allé au moins jusqu’au début du chapitre III[3] : Nous disons donc que la guerre n’appartient pas au domaine des arts et des sciences, mais à celui de l’existence sociale. Elle est un conflit de grand intérêt réglé par le sang, et c’est seulement en cela qu’elle diffère des autres conflits. Il vaudrait mieux la comparer, plutôt qu’à un art quelconque, au commerce, qui est aussi un conflit d’intérêts et d’activités humaines…

Sans doute le vin joua-t-il un rôle de premier plan, mais je ne fus pas tellement déçu que « mon » idée eût déjà été sienne. Je n’étais pas jaloux. Vu que la guerre existe depuis que le monde est monde, il était quand même naïf de penser que j’étais le premier et, deuxième pour deuxième, mieux vaut suivre Von Clausewitz plutôt, que sais-je ?, qu’un Ramonet quelconque.

 

Fragments d’un discours guerrier

Échanges entre un philosophe allemand ayant élu Montréal comme siège de ses élucubrations et Carl Von Clausewitz, à propos de la guerre contre l’Irak et autres bagatelles pour un massacre qui n’a pas eu lieu, devant des bouteilles de riesling qui n’avaient pas de difficulté à se vider.

 

Fragment no 1

ou De Jessica Lynch, l’école et la littérature

Weisenstein : J’ai lu que Jessica Lynch s’était enrôlée afin de gagner l’argent nécessaire pour étudier et réaliser ainsi son rêve de devenir travailleuse de garderie.

Von  Clausewitz : Qui est Jessica Lynch ?

W. : La jeune fille qui a été faite prisonnière par les Irakiens et libérée par un commando américain au cours d’une opération très médiatisée.

V. C. : Ouais… les femmes à la guerre… Ça sent la fin…

W. : Ou le début.

V. C. : Le début, la fin… ça n’a pas d’importance. Je ne réussis pas à m’habituer aux femmes dans l’armée.

W. : À l’université non plus ?

V. C. : J’admets que je ne pèche pas par excès de progressisme. Vous savez, cela fait des milliers d’années qu’elles étaient à notre service et on n’apprend pas à commander du jour au lendemain. La guerre de la vie est sans merci et, quand on se trompe, le malheur explose. Et le malheur est insensible aux intentions. Cette fille aurait mieux fait d’entrer dans la grâce d’un vieux bonhomme. Ni les filles ni les simples soldats n’ont besoin de trop d’instruction.

W. : Les Américains ne pensent pas comme vous. 72 % de leurs soldats ont terminé leur high school et 27 % ont fréquenté un college.

V. C. : Il faudrait voir ce que sont leur high school et leur college ! Ce n’est certainement pas comme le gymnasium et l’université allemands de mon époque. Et puis, ces données ne disent rien. Il faudrait les comparer avec les pourcentages de la population en général.

W. : 56 % fréquentent ou ont fréquenté un college et 32 % se sont arrêtés au high school.

V. C. : Vous êtes informé. 56 contre…

W. : 27…

V. C. : La différence est énorme. Cela me donne raison, aut universitas aut milites.

W. : Si ce que dit le New York Times du 6 avril est vrai, cette différence est en train de s’effacer. Les militaires favorisent toujours plus les études des soldats pendant le temps « libre ».

V. C. : Donc tous les militaires étudient : ceux qui ont choisi la vie militaire à vie, parce que les officiers favorisent les études ; et les temporaires parce qu’ils font le service pour se payer des études de gardiennes de garderie. On a les militaires qu’on mérite. Et, comme résultat de la scolarisation, on a des soldats peureux qui tirent sur tout ce qui bouge, en criant « vive la démocratie ! ».

W. : Mais ils sont sans doute moins brutes que… que…

V. C. : Que quoi ? Dans une guerre, mieux vaut avoir des brutes courageuses que des scolarisés peureux.

W. : Je crois que vous avez une vision un peu dépassée de la société.

V. C. : Et j’en suis fier. Cette guerre est un bon exemple de la décadence de l’Occident. Les soldats américains ne sont pas des soldats, ce sont des travailleurs qui lancent des missiles intelligents en appuyant sur de gros boutons rouges. Des travailleurs qui veulent garder les mains propres. C’est absurde. À la guerre, on ne peut pas garder les mains propres ; on peut par contre garder l’esprit propre. Tandis qu’à l’école, c’est le contraire… Ils sont en train de rendre la guerre inhumaine.

W. : Je ne sais pas très bien ce que vous voulez dire par « inhumaine », mais je peux l’imaginer. Ce qui est « humain », c’est le monde et le monde change et on ne peut pas dire si c’est en bien ou en mal à moins que nos jugements soient hors du monde, ce qui est…

V. C. : Ce qui…

W. : Ce qui est indéfendable, à notre époque.

V. C. : Et si le problème était là ? Et si c’était l’époque qui n’était pas défendable ?

W. : Parce que les femmes vont à la guerre et que tout le monde étudie ?

V. C. : Parce qu’on se laisse entraîner par le courant. Mais revenons à l’armée. J’imagine que vous vouliez dire qu’elle n’est pas hors du monde. Qu’elle évolue. Sur cela, je ne peux qu’être d’accord. La technique fait évoluer l’art et la manière de combattre.

W. : Oui, et l’évolution principale me semble être le devenir abstrait du travail concret. Même le travail des militaires.

V. C. : Le travail des militaires ? Depuis quand travaille-t-on à la guerre ?

W. : Peut-être qu’on ne travaille pas. Mais qu’on puisse tuer de manière « abstraite », en appuyant sur un bouton, tranquillement assis dans un bureau sur un porte-avions, plutôt que d’enfoncer une baïonnette dans les boyaux de l’ennemi, c’est une réalité. Comme le fait qu’on peut sauver une jambe avec des piqûres au lieu de la couper.

V. C. : Quand on est loin de celui qu’on tue, on ne peut plus percevoir la mort. C’est ça qui est inhumain. La technique est en train de saper les fondements du rapport à la mort. On est comme dans un jeu vidéo. On tue des images qui se vengent en tuant notre rapport au monde. Ce n’est pas la violence qui est inhumaine, c’est le détachement de la technique.

W. : Mais le détachement nous appartient, comme la passion. Votre Napoléon était détaché. Tous vos grands stratèges l’étaient.

V. C. : Vous mélangez le sacré et le profane. Versez-moi un peu de vin.

W. : Je n’aime pas la pureté. J’aime mélanger le sacré et le profane, les hommes et les femmes, les machines et les mythes anciens…

V. C. : Vous confondez tout. La guerre, ce n’est pas de la littérature, ni un programme informatique. Vous devriez savoir que les soldats ont toujours été de la simple chair à canon, même quand les canons n’existaient pas. Ni les armées des cités grecques, ni celles des empires — romain, mongol, britannique, allemand ou chinois —, ni celles de Charles Quint, de Louis XIV ou de Napoléon, ni les armées rouges ou noires, n’ont jamais considéré les simples soldats plus qu’ils ne l’étaient dans la vie soi-disant civile : de simples instruments. De simples instruments dans les mains de leurs officiers, à leur tour instruments dans les mains de Dieu et de l’État.

W. : C’est ce que les hommes du pouvoir, ceux qui avaient Dieu et l’État à leur service, voulaient bien leur faire accroire.

 

Fragment no 2, très court, sur Commerce et guerre

W. : Votre mise en parallèle du commerce et de la guerre n’a sans doute jamais été plus vraie qu’en ce moment. Tous ceux qui sont contre la guerre sont contre le commerce, considéré comme le père d’une mauvaise globalisation.

V. C. : Guerre au commerce ! Encore un verre, s’il vous plaît.

 

Fragment no 3

ou De l’indécidabilité de l’effet des guerres

V. C. : Être contre la guerre ne permet pas de faire de grandes discriminations. Pratiquement tout le monde est contre. Même Gengis Khan et Hitler l’étaient. Je suis certain que Bush l’est. On peut aimer une bataille, comme un moment d’ivresse, comme une démonstration de puissance, mais pas la guerre. La guerre est toujours longue, même la guerre-éclair. Si, par contre, vous considérez une guerre, une guerre bien précise, alors les choses se compliquent. Il suffit de ne pas être trop naïf pour s’apercevoir que le champ de bataille des idées est bien plus confus que celui des armées. Il n’est pas rare que X défende la colline que vous aviez imaginée défendue par Y qui est en train d’attaquer dans la plaine là où vous auriez attendu que X attaque.

W. : Un peu comme Chirac et Blair. Le droite contre la guerre et la gauche pour.

V. C. : Si vous voulez… Mais vous, pourquoi êtes-vous contre cette guerre ?

W. : À cause de ses conséquences, catastrophiques. Les Américains ont sous-évalué les difficultés que cette guerre va engendrer par-dessus les difficultés déjà évidentes au Moyen-Orient. Il ne s’agira pas d’une simple addition : ce sera une multiplication, une élévation à la puissance n.

V. C. : Ce que vous dites a l’air vraisemblable. Raisonnable. Mais vous pourriez aussi vous tromper. Il n’existe pas de règles de la raison permettant de dire quoi que ce soit sur l’après-guerre. Tout après-guerre contient tellement d’inconnues !

W. : Certes, comme tout phénomène social.

V. C. : Comme tout phénomène social où des vies disparaissent dans des temps très courts, laissant des vides qui peuvent être remplis par n’importe quoi. Même par d’autres vides, c’est-à-dire par d’autres morts. Une guerre libère des ressources insoupçonnées et en fait disparaître d’autres qui semblaient éternelles. C’est pour cela qu’il est impossible d’imaginer l’après-guerre.

W. : Est-ce que vous trouvez que l’après-guerre en 1918 ou en 1945 fut imprévisible ? Personnellement, j’ai l’impression que les gens qui avaient un peu de bon sens l’avaient assez bien prévu.

V. C. : C’est vrai. Parmi tout ce qu’on a dit, il y a eu des prévisions correctes… Comme quand on se fait lire l’avenir dans les cartes.

W. : Je parle de positions correctes qui ont été soutenues avec cohérence et avec force.

V. C. : Oui. Mais « cohérence », qui semble clarifier, ne fait que rendre les événements encore plus confus. Il y a eu des gens qui ont défendu avec cohérence leurs idées et, par hasard, leurs idées ont eu une correspondance dans la réalité. D’autres avec la même cohérence, la même force, la même intelligence des choses, ont soutenu des idées complètement opposées. La cohérence enchaîne la réalité, l’appauvrit. En 1918, il fallait, selon certains, nous faire passer sous les fourches caudines pour nous donner accès à la démocratie ; selon d’autres, il fallait être moins durs et permettre à l’Allemagne de trouver sa route vers une plus grande intégration avec le reste de l’Europe…

W. : Et les « durs » ont gagné tout en ayant tort et ils ont ainsi ouvert la route à Hitler.

V. C. : C’est ce que disent certains historiens.

W. : Certes. Mais je ne suis pas sûr qu’ils se trompent.

V. C. : Et pourtant ce n’est pas tellement difficile d’imaginer un traité de Versailles plus « juste » pour les Allemands, qui aurait fait crier à l’injustice la droite française et aurait rendu la France nazie. L’Italie n’avait pas perdu la guerre que je sache…

W. : Ce n’est pas à vous qu’il faut enseigner qu’avec des « si » on ne refait pas l’histoire.

V. C. : Mais avec des « si » on raisonne. Ne pouvez-vous pas imaginer que les nouvelles difficultés engendrées par la guerre en Irak deviennent, sur une longue période, un siècle par exemple, des éléments positifs qui permettront d’améliorer la vie dans cette partie du monde qui ne semble pas vouloir renoncer à être un éternel foyer de conflits ?

W. : Sans doute. Mais cent ans…

V. C. : Cent ans, ce n’est rien. Personne ne sait ce qui est positif ou négatif quand on va au-delà de l’immédiat. L’histoire — d’autres diraient la vie — réserve trop de surprises.

W. : À cause des surprises possibles, faut-il laisser les militaires faire ce qu’ils veulent ? Les compagnies d’armement s’empiffrer ? Les pays comme la France cacher leur main après avoir lancé la pierre et réclamer leur place au banquet de la reconstruction ?

V. C. : Le fait qu’on ne puisse rien dire de rationnel, rien qui suive les lois de la logique, ne veut pas dire qu’il ne faille pas parler. On doit se prononcer, mais se prononcer en sachant que ce qu’on dit est fondé sur ses propres préjugés, ses sentiments, ses envies, ses peurs… C’est pour cela que, quand on essaye de convaincre quelqu’un, on obtient souvent l’effet opposé à celui qu’on cherchait. Il se campe sur des positions souvent indéfendables, même de son point de vue, mais il ne lâche pas parce que sa survie, comme la vôtre, est liée à la survie des préjugés. D’autres investissements, qui ne passent pas dans les paroles, l’empêchent de se rendre à vos arguments. Même s’ils sont intelligents comme les missiles américains.

W. : Donc vous pensez qu’une discussion civile, entre des êtres qui essayent de comprendre les phénomènes, des êtres qui sont prêts à changer d’avis parce que convaincus rationnellement, n’est pas possible.

V. C. : Il est sans doute possible qu’il y ait des discussions où la logique est maîtresse. Mais elles ne sont pas la norme et puis, pour chaque personne qui passe dans le camp A, il y en a une autre qui passe dans le camp B. Si le monde était un monde vide, sans vie, ce que vous dites serait la norme, mais le monde n’est pas fait seulement d’idées ; il y a aussi la chair et le sang : ce qu’on met en jeu dans une guerre. J’ai suivi un grand nombre de débats sur cette guerre et… Rien. Attention, rien du point de vue de la compréhension, de la possibilité de mettre des briques pour qu’il y ait un jour moins de sang perdu inutilement. Mais ce n’est pas la faute des conférenciers ou des experts. Ils répondent au mieux de leurs capacités. C’est le fait de vouloir gagner la guerre des idées qui gâche tout. On ne commande pas les idées, à moins…

W. : À moins ?

V. C. : À moins que les idées ne soient pas domestiquées, réduites à être des chiens de compagnie. Je parle bien sûr des idées qui veulent embrasser la politique, de celles qui veulent parler du présent. De la justesse de cette guerre, il sera plus facile de parler dans dix ans, encore plus facile dans cent ans et, dans dix mille ans, plus facile encore, parce que ce ne sera qu’une goutte dans l’océan de l’histoire.

W. : Mais dans cette goutte, des hommes meurent.

V. C. : C’est bien parce que des hommes meurent qu’on ne peut pas en discuter comme on discute de logique, de cuisine ou de la grippe. Il aurait fallu discuter de cette guerre en Irak, sinon en 1870, au plus tard en 1918, quand les alliés écrasèrent le Reich et l’empire ottoman.

W. : Vous êtes donc en train de me dire qu’aujourd’hui on pourrait parler pour éviter que l’hypothétique guerre xxx, entre l’Amérique et l’Europe, par exemple, ait lieu dans deux cents ans.

V. C. : Il faut discuter de la guerre comme de l’éducation des enfants. Ce qu’on leur enseigne à 2 ans, c’est ce qui pilotera ce qu’ils feront à 20, à 30, à 40 ans… pendant toute leur vie.

 

Interlude : Agrigente-Bagdad

Il y a deux ou trois ans que je n’embête plus mes amis avec l’histoire du berger sicilien qui faisait paître ses moutons à côté d’un temple grec à Agrigente. Mais, la semaine dernière, en discutant du pillage du musée de Bagdad et de la culture millénaire du peuple irakien, cette scène m’est revenue à l’esprit et, depuis, je n’ai de cesse de parler de « mon » berger. À la question : « Pourquoi ce berger m’avait-il tellement touché ? », je répondais que j’avais été touché par la beauté de l’ensemble (il était cinq heures de l’après-midi d’une parfaite journée d’octobre et nous étions les seuls touristes) ; par le contraste entre l’héroïsme des colonnes et ces paisibles touffes de laine ; par le poids de l’histoire qui fatiguait en égale mesure le temple et le berger ; par Céline qui disait qu’elle aurait voulu se marier avec un berger sicilien ; et par les souvenirs des lectures de Goethe (ou était-ce Chateaubriand ?) méprisant les bergers qui conduisaient leurs moutons parmi les ruines romaines, insensibles (les bergers !) à l’appel de l’histoire qui les habitait (les monuments).

Tout cela est vrai. Mais ce qui est encore plus vrai, c’est que j’aurais pu être ce berger-là et que j’étais content de ne pas l’être, même si aucune Céline au monde n’avait voulu m’épouser. Pourquoi ? Parce que sa vie était dure comme celle des bergers de la Sicile ancienne[4], tellement dure et bornée (sa vie, pas lui) qu’il n’avait pratiquement aucune possibilité de jouir de ce qu’il y avait entre les colonnes. Parce qu’il était bien intégré à un monde que la technique n’avait pas encore complètement détruit (comme ils disent) sauf aux yeux des intellectuels qui ont connu les bergers dans les bandes dessinées, dans les églogues ou en passant leurs petites vacances dans un village « hors du monde » — trois moyens de connaissance également abstraits, qui créent une vie de bergers, de bergers de tête.

Et l’Irak, dans toute cette histoire ?

L’Irak a des traces du passé encore plus vieilles que celles d’Agrigente et les Américains sont le fruit d’une culture bien moins ancienne que la mienne. Les Américains marchent sur les traces que l’histoire a laissées en Irak comme s’ils marchaient sur un terrain vague de la banlieue de Detroit, aveugles à l’histoire, aveuglés par la démocratie (comme ils disent). Je ne suis pas sûr. Je suis par contre sûr que la majorité des Irakiens marchent sur les traces de l’histoire, aveuglés par la misère.

Les Irakiens peuvent être orgueilleux de « leur » culture, peuvent en parler, même trop, parce qu’on leur a dit que… Comme les Américains peuvent parler de leur démocratie, même trop, parce qu’on leur a dit que…

C’est cette histoire de peuple de vieille culture que je ne digère pas et cette fois pas tellement à cause de peuple mais à cause de vieille culture. Les défenseurs des vieilles cultures sont souvent ceux qui croient le moins aux transmissions génétiques de quoi que ce soit et pourtant… Et pourtant il ne faut pas être un aigle pour voir que leur vision de la culture est compréhensible seulement si elle est transmise génétiquement et, éventuellement, génétiquement modifiée. Si tel n’est pas le cas, pourquoi un jeune Américain ne pourrait-il pas être dans la vieille culture au même titre qu’un Irakien ? On me répondra que les traditions ancestrales, l’alimenta-tion, les habitudes… Bull shit ! Les traditions de qui ? L’ali-mentation de qui ? Les habitudes de qui ?

Mon berger était moins dans la culture grecque que moi, comme un grand nombre d’Irakiens sont moins dans la culture sumérienne que certains Américains. Les défenseurs des cultures des peuples semblent oublier que ce qu’ils appellent culture est souvent ce qui manque le plus au peuple. Ce furent les universitaires européens (et allemands en particulier) qui décodèrent les écritures, qui découvrirent et traduisirent les textes, qui mirent au jour les monuments, qui trouvèrent les outils qui maintenant nous laissent songeurs. Mon berger et le commerçant irakien se foutaient complètement de tout cela, mais ils ne se foutaient pas de la valeur marchande.

Ils devaient et voulaient survivre. Avec raison.

Il est faux de dire que la culture grecque ou assyrienne appartient aux gens qui habitent actuellement les territoires qui furent jadis les berceaux de ces cultures, c’est ridicule. Cette culture[5] appartient à ceux qui habitent les livres et les monuments, les lieux de transit de la culture (si la culture se meut) mais elle est pratiquement inexistante dans les habitudes des pauvres qui habitent les lieux où elle se forma et se transforma. Comment ne pas voir que ce qui constitue les habitudes de la majorité des Irakiens actuels, ce sont les habitudes des vieux esclaves !

Les défenseurs des vieilles cultures sont devant une situation paradoxale : s’ils valorisent tellement les 7 000 ans de l’his-toire irakienne, alors ils doivent défendre non seulement ses monuments, ses œuvres d’art et ses livres mais, surtout, ceux qui la connaissent et la diffusent. Mais ceux qui la connaissent et la diffusent ne sont pas nécessairement ceux qui habitent l’Irak. Il y a l’Irak physique et celui des idées, et ce dernier compte bien plus que le premier du point de vue de la culture.

Nous sommes tous des Irakiens, pourvu que nous le voulions et que nous ayons les connaissances pour l’être.

Il est absurde d’opposer une culture irakienne vieille de 7 000 ans à une culture américaine qui en aurait seulement 300 pour ajouter de l’eau au moulin de l’opposition à la guerre. Pour s’opposer à la guerre il suffit de penser qu’une vie humaine dure seulement quelques dizaines d’années et qu’elle ne peut être conservée dans aucun musée (même pas au paradis) ; que la culture n’ajoute aucune valeur à la valeur de la vie, et la morale non plus ; que la culture et la guerre ont souvent marché main dans la main.

Et le berger ?

Le berger de Goethe (ou de Chateaubriand ?) — prenons-le parce qu’il est plus connu que le mien — n’a pas eu la chance de jouir des plaisirs de la culture mais de cela il n’est pas à plaindre, nous disent les progressistes-conservateurs. Il a d’autres plaisirs. Des plaisirs plus sains, plus bas : ceux qui le font éventuellement mépriser par les conservateurs qui n’ont pas une once de progressisme. Mais, malheureusement pour lui, le berger de Goethe (ou de Chateaubriand ?) ne peut pas jouir des autres plaisirs comme ce Goethe qui chauffait son esprit au soleil romain.

Qu’en sais-je ?

Je le sais. Le satyre allemand troussait les jupons des adolescentes à un âge où le berger attendait avec trop de patience la libération ; il buvait du vin assagi par de longues années de repos tandis que le berger se soûlait avec un rouge acidulé ; il recevait des gerbes d’adulation pendant que l’autre suait sous des bottes de foin…

Et l’Irak, dans toute cette histoire ?

L’Irak est là avec ses bergers et ses Goethe. Comme l’Allema-gne, comme l’Amérique.

Surtout avec sa misère, et la misère, comme disait Ben Kader, est la chose la moins bien partagée au monde, surtout dans des pays comme l’Irak.

Mal partagée et non démocratisable, même pas démocratisable avec un embargo. Au contraire. Dans les moments difficiles, surtout dans les moments difficiles, ceux qui payent, en premier et plus que les autres, sont ceux qui ont la « chance » d’être habitués aux moments difficiles. Surtout ceux qui sont dans la misère noire. Cette misère qui en Irak date de bien avant l’embargo ou la colonisation, de bien avant les Ottomans ou les Mongols, de bien avant les Romains…

Cette misère est la misère de la vie nue.

Si la misère aveugle, quel aveuglement en Irak, après 7 000 ans de misère !

Heureusement que ni la culture ni la misère ne se transmettent génétiquement — même si la misère, comme la richesse, contrairement à la culture, se reçoivent en héritage.

 

Fragment no 4 ou De la nouveauté

W. : La nouveauté principale de cette guerre me semble être qu’elle n’est pas une… guerre. Pas une « vraie » guerre. Il s’agit d’une opération policière. L’armée américaine se comporte comme police de l’empire et non plus comme une police qui « travaille » pour les méchants, si, à ce niveau d’absurdité, il est permis de s’exprimer ainsi.

V. C. : La police ne travaille pas, comme vous dites, pour les bons ou pour les méchants. Elle travaille pour le pouvoir. Dans cette guerre, la fonction policière est très importante. L’Irak ne respecte pas les règles de la communauté internationale, du pouvoir international, alors on frappe.

W. : C’est bien là l’absurdité. Ce sont les Américains qui n’ont pas respecté les règles et ce sont eux qui s’arrogent le droit de punir.

V. C. : Les Américains n’ont pas respecté le détail des règles. Les Irakiens, les règles dans leur globalité. Mais si on engage ce genre de discussion, on risque de débiter à tour de rôle nos préjugés politiques.

W. : Vous ne pouvez quand même pas nier que les Américains ont décrété que Hussein était le mal et qu’il fallait l’éradiquer, ce qui n’a rien à voir avec les préjugés.

V. C. : Les Occidentaux et pas les Américains. Même les Arabes.

W. : Les Occidentaux et les Arabes sont d’accord sur le fait qu’Hussein n’est pas un enfant de chœur. Mais ce sont les Américains et les Anglais qui l’ont élu mal du siècle. On l’a diabolisé, comme au temps de l’Inquisition.

V. C. : Avant le début de toutes les guerres, on diabolise l’adversaire. Les Arabes avant de massacrer les chrétiens espagnols ou siciliens, les Croisés avant d’égorger les musulmans, les Nordistes avant de liquider les Sudistes, les Tapachés avant d’exterminer les ancêtres des Baruya[6].

W. : Voulez-vous dire que rien n’a changé ? Je ne suis pas d’accord. Dans les guerres classiques on diabolisait pour appuyer la conquête d’un territoire. Dans ce cas-ci, on ne veut pas occuper l’Irak. Les Américains l’occupent malgré eux.

V. C. : Je crois que sur ce point vous avez raison, on n’a plus besoin d’occuper un territoire avec l’armée. C’est même une opération suicidaire. On occupe un territoire avec l’écono-mie.

W. : Avec ou pour l’économie ?

V. C. : Avec ou pour ? Bonne question.

W. : Je crois qu’on l’occupe pour l’économie.

V. C. : Certes, si on gratte un peu les discours officiels. Gengis Kahn, qui ne se cachait pas trop derrière les mots, à l’instar de bien d’autres chefs de guerre, n’hésitait pas à dire qu’il conquérait les villes pour prendre leurs richesses et leurs femmes.

W. : Oui, si on gratte, on trouve sans doute l’économie. Mais, si on gratte trop, on efface ce qu’on veut comprendre. Si on trouve toujours l’économie, cela n’est d’aucune aide. On ne comprend pas ce qui fait que les différences sont là, on ne voit même plus les différences. Avec une formule, on pourrait dire qu’on occupe le territoire des idées pour l’économie.

V. C. : Si je vous comprends, vous voulez dire que l’idéolo-gie, les idées au service du pouvoir comme on disait dans les milieux de gauche, a pris la place des armées en tant qu’élé-ment d’occupation et que la vraie armée intervient comme police là où l’armée-idéologie n’a pas encore consolidé son pouvoir.

W. : Très bien dit. Du riesling ?

V. C. : Merci… pas trop plein.

 

Fragment no 5

ou D’une question qu’on ne se pose pas

V. C. : Est-ce que vous vous êtes demandé pourquoi personne ne se demande pourquoi les Américains n’emploient pas leurs armes nucléaires ?

W. : Parce que la communauté internationale et la majorité des Américains ne l’accepteraient pas.

V. C. : Ce n’est pas une réponse. Vous ne faites que déplacer le problème. Pourquoi la communauté internationale n’accepterait-elle pas ?

W. : Parce que…

V. C. : Ne vous efforcez pas. Peu importe la réponse, le fait réel, ce qui est fondamental et nouveau en même temps, c’est qu’on ne se pose même pas la question.

 

Fragment no 6 ou De Blair

W. : Permettez-moi de citer un paragraphe de votre livre… Donc… non ce n’est pas celui-là… quelqu’un a touché à mon livre… J’avais mis une carte postale…

V. C. : On n’a pas besoin de la citation précise. Dites-moi le sens.

W. : C’était à propos de la politique qui a une logique… je l’ai… « En recourant à la guerre, la politique évite toutes les conclusions strictement logiques qui découlent de sa nature ; elle se soucie peu des possibilités finales, et s’en tient aux probabilités immédiates. » [7]

V. C. : Oui, je crois que c’est encore valide.

W. : Et vous continuez : « Certes, il s’introduit ainsi beaucoup d’incertitude dans toute l’affaire, qui devient ainsi une sorte de jeu (…) Si la guerre appartient à la politique, elle prendra naturellement son caractère. » Ailleurs vous dites aussi que la politique prend l’épée au lieu du crayon mais qu’elle continue à penser de la même manière[8]. Donc vous pensez que l’analyse d’une guerre bien conduite peut aider à comprendre la politique, même si elle n’aide pas à comprendre les conséquences à long terme de la guerre elle-même.

V. C. : Certes, on peut comprendre la politique parce que la guerre l’oblige à enlever les masques les plus grossiers et à montrer le vrai niveau de croyance dans les principes. En même temps, mais il me semble qu’on en a déjà parlé, puisque la guerre augmente le niveau d’incertitude, on perd la capacité de prévoir l’après-guerre. Même les guerres les plus faciles réservent des surprises. Même quand une guerre devrait mettre de l’ordre, elle augmente le désordre.

W. : Ce qui est certain, c’est que la guerre contre l’Irak n’échappe pas à cette règle. Mais, en vous écoutant, je ne peux que me demander comment cette guerre-ci permet de comprendre la politique et quels sont les masques qui ont été jetés.

V. C. : Bush a clairement montré que les États-Unis sont les héritiers de l’empire britannique et que l’ONU reste un organisme dont l’autonomie par rapport aux États est inversement proportionnelle à leur puissance. Cette guerre a obligé les pays, même ceux qui n’y ont pas participé, à jeter quelques-uns de leurs masques.

W. : La France, par exemple.

V. C. : La France et l’Allemagne sont les exemples qui sautent aux yeux, mais aussi l’Égypte, la Russie, la Syrie ou la Chine… Ceux qui croient que la politique est asservie à l’éco-nomie ont eu une bonne démonstration de la justesse de leur thèse, car tous les pays ont dû prendre position en tant qu’acteurs, plus ou moins importants, de la mondialisation économique. La France, pour revenir au pays qui semble vous tenir à cœur, a montré la continuité de sa politique depuis le traité de Versailles. Depuis 1918, il n’est plus vrai que son vrai ennemi est l’Allemagne, ce sont les États-Unis et, bien que cela puisse sembler paradoxal, la Deuxième Guerre mondiale non plus n’a pas été, pour la France, une guerre contre l’Allemagne.

W. : Je trouve que vous allez un peu loin. Mais je comprends ce que vous voulez dire… dans trois cents ans. Personnellement, ce n’est pas tellement la position de Chirac, que, par ailleurs, je trouve assez primitive et irresponsable, que je voudrais analyser, mais celle de Blair. Blair qui, parmi les hommes politiques occidentaux et, pas seulement occidentaux, est celui qui a pris la position la plus intéressante et aussi la plus cohérente.

V. C. : Il a été cohérent dans sa politique pro-américaine comme Chirac l’a été dans sa politique anti-américaine. Il ne faut pas oublier que de Gaulle et Churchill étaient encore parmi vous il y a quarante ans[9]. Et la cohérence en politique ne se mesure pas en mois…

W. : Certes, mais il existe aussi la cohérence d’un homme politique.

V. C. : Politiquement, la cohérence d’un homme politique n’est pas importante. Un homme politique doit être incohérent si la politique de son pays le requiert.

W. : Pour tâcher de me faire comprendre, à vrai dire pour tâcher de me comprendre moi-même un peu plus…

V. C. : Vous voulez que je sois votre souffre-douleur. Procédez donc, et sentez-vous à l’aise. Versez du vin et continuez sans salamalecs, je vous en prie.

W. : Je trouve qu’on s’affaire trop à crier dans tous les journaux que la différence gauche-droite est complètement dépassée, pour qu’il n’y ait pas anguille sous roche. Si cela allait tellement de soi…

V. C. : Excusez-moi de vous interrompre, mais il me semble que vous êtes excessivement sensible à cette distinction… y a-t-il anguille sous roche, dans votre jardin aussi ?

W. : Je suis sensible, parce qu’il me semble que quand on se débarrasse d’une certaine clarté conceptuelle, sans en avoir une autre, et qu’on profite de l’excuse des nuances pour rendre tout gris, il me semble qu’on fait ce qu’il y a de mieux pour garder les choses telles qu’elles sont.

V. C. : Et pensez-vous que les choses, comme vous dites, vont si mal ?

W. : Elles vont. Mais si on n’essaye pas de les faire aller mieux…

V. C. : Votre volontarisme m’émeut.

W. : Plus précisément, si ceux qui pensent que les choses vont mal ne font pas d’efforts. Ce ne sont certainement pas les fascistes ni les cathos qui m’irritent à cause de leur engrisaillement du cadre politique, mais ceux qui pendant des années ont crié haut et fort les slogans de la gauche et qui maintenant, maintenant qu’ils disent réfléchir, renient les catégories de leur passé.

V. C. : Volontariste et naïf ! Comment avez-vous pu croire que tous ces jeunes qui, dans la deuxième partie du XXe siècle, criaient pour en finir avec les injustices étaient plus que des perroquets qui répétaient les slogans du Coran de l’épo-que ?

W. : Il y avait sans doute bien des perroquets, mais le fait de se comporter comme un perroquet est une condition à laquelle il est impossible d’échapper. J’oserais même dire que c’est en refusant de payer, pendant quelques années, les tributs à la simple répétition de formules qu’on meurt sans jamais avoir eu le moindre contact avec autre chose que le vide de son vide.

V. C. : N’oubliez pas que je suis un simple général, et que le vide de son vide ne remplit pas les exigences, simples, de ma pensée…

Un observateur externe aurait pu décrire comment la glabelle de W. se vallonna, sa tête se baissa, ses dents serrèrent l’index de la main gauche qui entourait le poing de la droite comme pour l’empêcher de partir. Il aurait pu ensuite écrire comment il déglutit et chercha en vain à freiner deux ou trois larmes qui, lentes et inexorables, glissaient le long des conduits qui portent leur nom — il est vrai qu’il aurait vu les larmes seulement à la sortie des yeux et si on considère la position de la tête, il est fort probable qu’il n’aurait même pas vu les larmes mais, s’il avait eu une âme avec des penchants littéraires, il aurait probablement fait un détour rhétorique de ce genre-là. Si, par contre, ce dialogue avait eu un narrateur tout puissant, ce dernier aurait sans doute ajouté que W. se sentit profondément blessé, qu’il avait l’impression que ses efforts pour se rapprocher de V. C. n’avaient eu aucun impact sur les sentiments du général et que ce dernier, en bon général, avançait sans état d’âme dans la discussion. Mais, si le narrateur était vraiment tout puissant, il aurait aussi ajouté que l’âme de V. C.…

Malheureusement, il n’y avait ni observateur externe, ni narrateur tout puissant et donc, laissons le dialogue poursuivre sa course comme si de rien n’était, en précisant seulement que le rapport au temps pour V. C. est de tout autre nature que pour nous et que ce silence de quinze minutes n’avait pour lui rien de bien anormal.

 

Fragment no 7 ou Du détour par Powell

W. : Ce qui m’étonne, c’est que, lorsqu’on analyse la différence entre la position de Bush et celle de Blair, on dit souvent que ce dernier était « un peu plus favorable » à attendre une bénédiction de l’ONU, mais que cela n’était, au fond, qu’une ruse diplomatique.

V. C. : Une ruse diplomatique si rudimentaire n’est pas bien rusée !

W. : C’est pour cela que je crois que la bénédiction de l’ONU était pour lui vraiment importante. Comme il était évident que Bush n’en avait pas besoin. Dans son intégrisme primaire, il n’a besoin de rien d’autre que de la certitude d’être du bon côté et que les intérêts économiques des États-Unis sont bien défendus. Il réussit ainsi un exploit qu’il ne faudrait pas que les ayatollahs imitent : il fait cohabiter les intérêts les plus bassement matériels avec la spiritualité religieuse la plus éthérée. Malheureusement, faire cohabiter les intérêts les plus bassement matériels avec la spiritualité religieuse la plus éthérée n’est pas le propre des intégristes. Comme disait si bien Norbert Elias, même le nazisme ne peut être compris sans voir comment le pur idéalisme national allemand côtoyait la Realpolitik la plus cynique.

V. C. : Mais de tels individus n’ont fait que chatouiller l’histoire.

W. : Un peu plus. Il y a quand même beaucoup de sang qui a coulé.

V. C. : Et aussitôt lavé. Ceux qui ont vraiment fait l’histoire, César, Alexandre, Gengis Kahn et Napoléon, les plus beaux produits du génie eurasien, n’étaient ni idéalistes ni bassement cyniques. À mon avis, parmi tous les hommes politiques actuels, seul Powell a quelque chose de cette race-là.

W. : Même si je ne crois pas comme vous que l’histoire soit faite par les grands hommes. C’est plutôt l’histoire qui les fait.

V. C. : Vous jouez avec les mots.

W. : Surtout pas en ce moment. Mais, revenons à Powell, ce qui est moins dangereux que la réflexion sur l’histoire. Je suis d’accord avec vous et, comme vous, je pense que c’est dommage qu’il n’ait pas eu plus de pouvoir.

V. C. : Il sera le prochain président.

W. : Je crois que vous ne connaissez pas assez bien les États-Unis. Powell est avant tout un homme de couleur.

V. C. : Mais il sera avant tout un général, et les militaires seront toujours plus directement concernés par la politique.

W. : Ce qui, selon vos théories, n’est pas tellement bien.

V. C. : Ce n’est pas exactement cela. Je disais que la guerre est asservie à la politique et qu’une mauvaise politique engendre une mauvaise guerre. Mais les responsables politiques et militaires doivent toujours être en contact étroit.

W. : Ne trouvez-vous pas que Powell et Bush sont en contact assez étroit ? Pourquoi Powell serait-il le prochain président ?

V. C. : Parce que, comme vous l’avez si bien dit, l’armée aura toujours plus une fonction policière. Police pour l’extérieur des États-Unis mais aussi pour l’intérieur. Et Powell est le policier idéal : un policier avec la bonne couleur et les bonnes connaissances des rouages de l’industrie militaire. Et les bons appuis. Si Bush est l’homme du pétrole, Powell est celui de l’industrie des ordinateurs et des avions. Celle qui comptera encore plus dans les prochaines guerres. En disant cela, je ne veux pas dire comme trop de gens qui prennent leurs désirs pour la réalité que Bush est un médiocre. Qu’il est stupide. Et c’est bien parce qu’il n’est pas stupide qu’il est si dangereux. Bush est un homme politique redoutable, d’une intelligence assez fine mais qui joue parfois le Texan pour déjouer ses adversaires.

W. : Je ne sais pas s’il est vraiment si intelligent, mais ce qui est certain, c’est qu’il n’a pas de doutes sur sa capacité d’obtenir ce qu’il veut, coûte que coûte — aux autres.

V. C. : J’ai parlé de l’intelligence de Bush pas tellement parce qu’un morveux comme de Villepin veut qu’on le soupçonne d’idiotie, mais parce que j’ai entendu certains de vos amis dire que Bush est dangereux parce qu’il est stupide. Non, Bush est extrêmement dangereux parce qu’il est intelligent et il y a même une bonne probabilité que ce soit lui qui règle le conflit entre Juifs et Arabes.

W. : En en créant d’autres plus sanglants encore entre les Arabes.

V. C. : Et vous pensez qu’il est stupide ?

 


Fragment no 8 ou Du retour à Blair

W. : Je crois que Blair, mieux que Powell, incarne le futur...

V. C. : Je vous arrête tout de suite. Blair est le représentant d’une province de l’empire. Je n’ai pas de doutes qu’au Zimbabwe ou en Éthiopie aussi il y ait des hommes politiques qui représentent mieux que Powell…

W. : Mon propos n’était pas de comparer Blair et Powell. C’était une manière de revenir à Blair et à sa politique. Mais je ne crois pas, comme vous, que le fait d’être dans une province… Combien d’empereurs romains venaient des provinces ?

V. C. : Attention ! Les analogies et les métaphores, par définition, ne doivent pas être prises à la lettre. Qu’actuellement il y ait des ressemblances avec l’empire romain, je veux bien le croire, mais de là à y emprunter toute sorte de justifications…

W. : Je crois qu’il ne s’agit pas d’analogies ou de métaphores. Je crois qu’on est dans un empire exactement comme on l’était à l’époque des Romains.

V. C. : Mais, l’époque des Romains, ça ne veut rien dire ! Entre l’empire d’Auguste et celui de Dioclétien, pour prendre deux points de repère bien connus, il y a très peu de choses en commun !

W. : Là encore, je ne suis pas d’accord avec vous. Entre l’empire d’Auguste et celui de Dioclétien il a en commun l’…. l’empire.

V. C. : Vous êtes un vrai philosophe. Comme celui, dont je ne me rappelle plus le nom, qui répondit à la question « qu’est-ce que l’art ? », sans répondre, en disant que l’art est tout ce qu’on appelle art. Il va de soi que si tout ce qu’on appelle empire c’est un empire, je ne peux qu’être d’accord avec vous mais, pour moi, derrière les mots il y a les choses.

W. : Pour moi aussi, mais il y a aussi bien des cas où ce sont les mots qui sont derrière les choses, mais ce serait encore une fois une histoire…

V. C. : Que je ne pourrais pas comprendre ?

W. : Pas du tout, ce n’est vraiment pas cela que je voulais dire. Je me le disais à moi-même. Je crois que les éléments principaux qui sont à la base du fonctionnement de l’empire romain sont présents dans la situation actuelle.

V. C. : Par exemple ?

W. : La centralité de l’idée de justice, le fait de ne pas avoir de frontières, un corpus de lois « universel », d’avoir pratiquement la seule armée qui compte. Il ne s’agit pas de dire que tout ce qu’on appelle empire est un empire. Quand de Gaulle parlait de l’empire français, il voulait dire la métropole plus les colonies, la même chose pour l’empire britannique. L’empire actuel…

V. C. : L’empire américain…

W. : L’empire actuellement monopolisé par les États-Unis, n’est pas constitué d’une métropole et de colonies. Mais si une métropole existe, c’est l’Occident. Ce qui est certain, c’est qu’il n’existe pas de colonies. Il existe des provinces qu’on appelle États. Le Texas est un État, comme le Burundi. Vraiment comme le Burundi. Pour l’empire, la différence entre les deux est secondaire… L’autre jour j’ai demandé à un ami politologue pourquoi, selon lui, Bush ne parlait pas d’empire américain. Il m’a répondu parce qu’il ne peut pas le faire politiquement : il risquerait de perdre trop d’alliés.

V. C. : Je trouve que votre ami n’a pas tort. Puis-je vous dire une chose qui vous concerne personnellement ?

W. : Bien sûr.

V. C. : Vous comprenez certainement des choses en philosophie, mais en politique vous êtes, vous êtes…

W. : Nul.

V. C. : Oui. Je n’osais pas le dire si clairement.

W. : En tant que politiquement nul, je vais donc essayer de vous dire — ce que j’essaye de faire depuis le début de notre conversation — pourquoi Blair incarne l’homme du nouvel empire.

V. C. : Allez-y. Je suis très curieux de connaître vos positions.

W. : Je vais commencer en disant que nationalisme et intégrisme sont actuellement les deux idéologies les plus dangereuses en circulation.

V. C. : Excusez-moi de vous interrompre tout de suite, mais je trouve étonnant que vous mettiez les deux sur le même plan. Nationalisme et intégrisme s’opposent complètement : l’inté-grisme est pour un universalisme qui transcende les cultures, disons, historico-territoriales, tandis que le nationalisme est pour la mise au pas de tout ce qui est universel pour sauvegarder les caractéristiques historico-territoriales.

W. : Les deux sont liés par l’étroitesse de leur vision. Incapables de regarder les possibilités du monde, ils sanglent leurs adeptes au lit du passé, comme on sangle de vieux débiles. Blair est plutôt un homme des Lumières, de ces Lumières qui n’ont pas très bonne presse et croient à un universalisme qui n’est pas d’origine religieuse mais rationnelle, humaine. L’universalisme qui s’incarne, sous des nuances différentes, dans le socialisme, le communisme, l’anarchisme et même le libéralisme.

V. C. : Vous avez pratiquement tout mis.

W. : Tout ce qui découle des Lumières. Tout ce qui est contre toute forme d’intégrisme et de nationalisme.

V. C. : Et le cercle est fermé.

W. : Mais, ce n’est pas un cercle vicieux.

V. C. : Je vous crois. Donc, vous considérez que Blair porte les droits de l’homme aux Arabes fanatiques comme Napoléon les portait jadis aux Russes ?

W. : Dans un certain sens oui. Dans le sens où Napoléon, sur les ailes de son ambition, portait aussi le discours émancipatoire des Lumières. Blair est bien plus un héritier de Napoléon que Chirac, ce qui est assez amusant du point de vue des rapports entre l’Angleterre et la France.

V. C. : Je crois que ce n’est pas un hasard si la marche pour porter les droits aux fanatiques Russes trouva la Bérésina.

W. : Mais il y a des différences énormes entre 1812 et 2003. Napoléon, en 1812, voulait fonder un empire, aujourd’hui l’empire est déjà là. En 1812, la France venait d’instaurer un État « moderne » et Napoléon voulait répandre le verbe de la modernité sans que les bases soient solidifiées sur le terrain métropolitain. Aujourd’hui, le travail de la révolution française en Occident est presque terminé et le « verbe » porté au Moyen-Orient n’est qu’un outil pour mieux interpréter ce qui est déjà là et ce qui s’en vient. En 1812, l’idéologie était artificiellement portée par une armée à la solde d’une ambition démesurée, aujourd’hui l’idéologie porte une armée à la puissance démesurée. Au Moyen-Orient quoi qu’en disent « culturalistes » et religieux de tout acabit, les conditions matérielles et spirituelles pour accueillir le « verbe » que Blair incarne…

V. C. : Je trouve que vous vous laissez emporter par votre discours. Vous êtes en train de suggérer que Blair est un nouveau Christ.

W. : Je suggère exactement le contraire : c’est celui qui incarna le verbe du judaïsme qui n’était pas Dieu mais un simple Blair.

V. C. : Passablement tordu.

W. : Très linéaire. Pour comprendre la nouvelle situation politique, il faut laisser tomber les catégories qui freinent l’intelligence des choses…

V. C. : Comme la religion et les nationalismes.

W. : Comme la religion et les nationalismes, surtout.

V. C. : Si je n’avais pas compris, je serais bien bête.

W. : Je crois qu’on a besoin — on, ceux qui croient encore qu’on peut parler d’émancipation —, on a besoin de gens qui n’ont pas peur de penser contre le relativisme ambiant et qui veulent renouer avec une pensée qui, même si elle avait le défaut de trop naïvement penser qu’il était facile de se libérer de la confiance absolue dans un pouvoir établi par Dieu, ouvrait sur de nouvelles possibilités d’affranchissement.

V. C. : Pour tomber dans une confiance absolue dans la raison et la science.

W. : Pour avoir une confiance raisonnable dans la raison et la science.

V. C. : Maintenant c’est moi qui vous ramène à Blair. Quelle est la différence entre l’axe du mal de Bush et les dictateurs sanguinaires de Blair ?

W. : Vous ne la voyez vraiment pas ?

V. C. : Non.

W. : Pour Bush, il y a l’enfer et le paradis. Pour Blair, il y a l’Occident plus ou moins en bon état, et des pays avec des dictatures qui empêchent aux femmes et aux opposants politiques de vivre dans des conditions humainement acceptables pour une vision occidentale moderne du monde.

V. C. : Vous dites bien « vision occidentale moderne ». Le problème c’est que les visions non occidentales et non modernes ont droit de vie…

W. : Bien sûr et c’est pour cela qu’en Occident il y a des églises et des mosquées. J’aimerais éclaircir un point qui risque de biaiser toute notre discussion. Je ne suis pas en train de défendre Blair, si j’étais en Angleterre je ne voterais pas pour lui…

V. C. : Et vous voteriez pour qui ?

W. : Je ne voterais pas. Comme je ne vote pas en Allemagne. Je veux seulement dire que parmi les hommes politiques actuels Blair est le seul qui est déjà dans le XXIe siècle. Le seul qui incarne un monde où l’idéologie, à travers les mass média, l’école et la formation dans les entreprises, est devenue productrice de richesse et donc de pouvoir. Blair est un « vrai » socialiste qui croit au droit d’intervention dans les États où il n’y a pas un minimum de respect des droits et des libertés des personnes.

V. C. : Mais alors il faut porter la guerre un peu partout, même à Los Angeles.

W. : Oui. On devrait. Mais je crois que Blair, sans raison, fait une différence entre une vie mutilée par l’économie et une vie mutilée par une dictature. S’il ne faisait pas cette différence, il ne serait pas Premier ministre. Il ne s’agit pas de demander à Blair d’être anarchiste. Il est un bon socialiste qui a le courage de mettre en jeu sa carrière pour ses idées et qui ne connaît pas la Realpolitik.

 

Fragment no 9 ou De la puissance

W. : Êtes-vous d’accord avec ceux qui disent que jamais dans l’histoire de l’humanité on n’a vu une supériorité militaire comparable à celle des États-Unis ?

V. C. : Oui, si on parle de supériorité des moyens techniques. En fait, même si l’armée romaine avait une puissance incomparable avec celle des autres peuples, cela ne dépendait pas tant des armes et de la technique que de l’organisation. Les Parthes avaient d’autres armes, mais pas nécessairement moins puissantes. Il faut aussi ajouter que le fait que tous les autres pays sont conscients de la supériorité des Américains aura des conséquences fâcheuses pour l’humanité.

W. : Pourquoi le fait de savoir en lui-même peut-il avoir des conséquences catastrophiques ?

V. C. : Parce que certains pays changeront les règles du jeu. Ils développeront des armes bactériologiques et des armes nucléaires et les guerres se transformeront en des massacres ponctuels qui feront tomber les tours de New York au rang de jeu de bébés. L’Occident risque de payer cher, très cher, au moins à court terme. Et votre Blair aura la vie dure, très dure. Et l’Onu finira comme la Société des Nations.

W. : L’Occident et l’Orient et… tutti quanti. Oui, on aura la vie dure, dans l’empire. Mais, qui sait si ceux qui nous suivent…

 

 

 

 

T. et A. 1954



[1]     Karl von Clausewitz (1780 – 1831), général et théoricien militaire prussien, est célèbre surtout pour le traité De la guerre qui eut une énorme influence sur la pensée militaire occidentale.

[2]     La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens.

[3]     Pour ceux qui veulent aller au-delà du premier chapitre : Carl Von Clausewitz, De la guerre, Les éditions de Minuit, 1955.

[4]     Qu’il pût avoir des millions entassés quelque part pour ses services à la mafia ne change rien au portrait. À la limite le blanchit.

[5]     J’emploie ici « culture » dans son acception la plus étroite, celle-là même que les défenseurs des cultures millénaires emploient.

[6]     Von Clausewitz, déjà célèbre de son vivant pour sa culture, semble s’être tenu à jour, vu que les Baruya furent découverts par les Blancs seulement en 1951. Pour ceux qui, de la Nouvelle-Guinée, ne connaissent que les Trobriandais, rendus célèbres par Malinowski, les Baruya sont les descendants des Baruyandaliés qui, après que le village de Bravégareubaramandeuc fût incendié par les Tapachés et que la majorité des habitants eût été massacrée, se déplacèrent dans la vallée de Marawaka, située à trois jours de marche de Bravégareubaramandeuc. Source : Maurice Godelier, La Production des Grands Hommes, Flammarion, 2003.

[7]     Page 704 (chapitre 2, section B) de l’édition de 1955 (Les éditions de Minuit).

[8]     La citation exacte étant : « La politique saisit l’épée au lieu de la plume sans cesser pour cela de penser d’après ses propres lois. » Ibid, page 710.

[9]     Churchill meurt en 1965 et de Gaulle en 1970. Par contre, Von Clausewitz n’était plus des nôtres, comme il dit, depuis 1831 (la même année que la création de la Légion étrangère).