Se pendre au sérieux*

 

par Theodor Weisenstein

 

Or, elle invite, en sa faveur les émotions de derrière la tête et force à procéder, directement, d’idées dont on se dit c’est de la littérature !

Stéphane Mallarmé

 

P

our ceux qui ont dépassé la moitié du chemin de la vie l’engagement renvoie presque automatiquement à des personnages comme Jean-Paul Sartre ou Bertrand Russel. Ce nonagénaire resplendissant d’intelligence, assis devant l’ambassade américaine pour protester contre la guerre du Viet nam, et cet écrivain au corps opaque à toute sensibilité intérieure, refusant le prix Nobel, forgèrent la signification même de l’intellectuel engagé, et incarnèrent, pour leurs petits-enfants une manière exemplaire de vivre le rapport entre réflexion et action. Par contre, pour ceux qui flânent aux alentours du quart du chemin, tout cela fait partie de l’imagerie nostalgique et déformée de parents qui oscillent entre cynisme et enthousiasmes enfantins et qui ne savent plus servir d’exemple. Ils ne sont pas assez beaux pour les sit in devant l’ambassade américaine, pas assez torturés pour refuser le prix du recteur d’une petite université sans histoire.

 

Le thème de l’engagement est un thème philosophiquement écrasant, moins pour sa position dans le champ philosophique que pour le poids des concepts qui l’entourent et qui le soutiennent : liberté, vérité, devoir, conscience… Dans ce court essai, pour ne pas donner une impression de profondeur là où il ne s’agirait que de la pesanteur des mots, nous approchons l’engagement en commençant par une question fort simple et, en apparence, loin du champ proprement philosophique : est-il possible de prendre la réalité au sérieux sans se prendre au sérieux ?

 

Origine de la question

Nous avons choisi de centrer l’entrée en matière sur le « sérieux » parce qu’il s’agit d’une notion en apparence moins lourde que « liberté » et « vérité », par exemple. Moins lourde en apparence n’implique pas qu’au fond elle soit aussi lourde car, sur la balance de la pensée, tous les concepts ont le même poids, et c’est toujours dans la tête de celui qui les porte que naît la différence. Pour en être convaincu, il suffit de voir comment un individu peut jongler avec un concept comme s’il était léger comme une plume tandis qu’un autre est écrasé sous son poids ou de considérer comment, dans notre propre histoire intellectuelle, il arrive qu’un concept lourd que l’on est incapable de déplacer d’un domaine à un autre, devient, tout à coup, le « concept-joker » que l’on déplace partout sans aucun effort.

 

Un élément d’ordre plus psychologique a aussi influencé notre choix : nous sommes convaincus que trop de gens engagés se prennent trop au sérieux et que ceux qui ne savent pas rire d’eux-mêmes et des autres sont condamnés au feu éternel de l’esbroufe.

 

Contre la nostalgie

Dans une première version de ce texte nous avions écrit « est-il encore possible de prendre la réalité au sérieux… ? ». Nous avons ensuite effacé « encore » à cause de son relent de nostalgie, à cause de ce « c’était bien mieux à cette époque-là ! » auquel il aurait fait automatiquement penser. Cet « encore » aurait ajouté à la démarche une notation peut-être intéressante pour saisir les idiosyncrasies de l’auteur mais n’aurait été d’aucune utilité pour l’analyse de la question. Il aurait aussi éliminé la possibilité d’un questionnement plus radical qui consiste à se demander si les deux « sérieux » — celui de la réalité et celui du sujet — peuvent exister séparés.

 

De plus, si on se limite à l’engagement politique, la nostalgie évoquée par cet « encore » est trop présente dans les milieux issus de la gauche des années soixante : ces dernières années, quand ils se questionnent sur l’engagement c’est toujours pour se dire qu’il n’est plus comme dans les années soixante, que tout est fini, que l’on n’a plus l’enthousiasme que l’on avait, qu’à cette époque-là c’était bien plus, etc. Dans ces milieux, parler d’engagement implique — par le simple fait d’en parler — que l’on n’est plus sûr qu’il existe encore, au moins dans une forme connue. En enlevant cet « encore » et en expliquant pourquoi nous avons voulu souligner notre éloignement de cette matrice psycho-politique dominante.

 

Délimitation de l’engagement

Nous aimerions libérer le terme « engagement » d’une acception trop étroite et d’une autre trop large. La première a vu le jour au milieu des années quarante à propos de l’engagement des intellectuels : un engagement qui correspondait grosso modo à une prise de position politique du côté des masses exploitées[1]. Cette prise de position avait une valeur toute particulière, car on considérait qu’un intellectuel qui faisait un choix dans l’arène politique (qui se salissait les mains) y portait le « poids de la pensée » — et l’intellectuel engagé pesait bien plus lourd que l’ouvrier engagé, car l’engagement de ce dernier était plus naturel et avait donc moins de mérite. Ce « donc » est l’indice d’une logique qui se croit objective et super partes mais qui n’est en réalité qu’une simple esclave de la morale judéo-chrétienne : de la morale qui, depuis deux mille ans, informe l’engagement politique. (Ce qui ne voudrait guère la peine d'être noté si, souvent, les « esprits » ouverts n’avaient la prétention de s’être libérés de cette morale du sacrifice et de la valorisation de la souffrance.)

 

En ce qui concerne l’engagement au sens large (trop large de notre point de vue), réglons la question avec une affirmation péremptoire et indiscutable : tout être vivant est engagé en quelque chose, et le niveau d’engagement est une caractéristique de l’individu que ni l’éducation, ni les lois ou tout autre contrainte extérieure ne peuvent changer. Non seulement cette affirmation est une hypothèse indiscutable, mais elle est si générale qu’un désaccord ne pourrait être que gratuit ou trahir le désir d'une joute intellectuelle qui n’a pas de place dans l’écrit car elle aurait besoin du terrain accidenté de la présence physique et du «parlé » des jouteurs.

 

Croire

La condition minimale pour pouvoir s’engager est que celui qui s’engage croie que « quelque chose » existe hors et indépendamment de lui. Puisqu’il s’agit d’une croyance, ce « quelque chose » pourrait ne pas exister hors de la tête du croyant : pourrait ne pas être « réel ». Mais, dans ce contexte, nous épousons une position de « réalisme naïf[2] » qui implique que, dans la majorité des cas, quand un individu croit que quelque chose existe indépendamment de sa volonté, elle « existe vraiment » — ce qui ne veut pas dire que cela soit vrai quand il rêve ou qu’il désire ! La majorité des individus avec lesquels on peut échanger des paroles, plus ou moins bien interprétables (la majorité des individus !), ont très peu de doutes sur l’existence de leur auto, de leurs souliers, de la terre, du lait... En d’autres termes, la croyance que l’on n’est pas le seul être sur terre — qui est une des croyances les mieux partagées — est une condition nécessaire pour s’engager. Elle n’est clairement pas suffisante et le démontrer est une tâche sans défi particulier : il suffit de regarder autour de nous pour voir que les individus qui croient en une réalité extérieure (pratiquement tous) se situent assez uniformément tout au long de l’axe de l’engagement.

 

Une courte précision à propos de « croire » s’impose à ce stade de la réflexion : « croire » ne renvoie pas seulement à penser, supposer, estimer, c’est-à-dire à l’action du sujet[3] croyant mais aussi à l’idée d’adhérer à, se fier à, se rallier à, au sens où le sujet s’abandonne avec une certaine passivité à ce qui lui est extérieur. En ce sens, la personne engagée a une « cause » externe.

 

Engagement et temps

Toute personne engagée est esclave du temps. Croire en une cause externe demande une continuité et des liens sur des temps « longs » entre la personne engagée et sa cause. C’est bien à cause de cela que l’éphémère est le pire ennemi de l’engagé. L’assujettissement au temps de l’engagé est bien plus dur que celui de la personne « pressée », ou que celui de qui n’a pas le temps de faire ceci ou bien cela. L’engagé est esclave de la durée, de la continuité : il est donc continuellement confronté au besoin d’intégrer les événements engendrés par le hasard dans une structure qui grossit sans cesse et dont la solidité est seulement proportionnelle à l’acharnement de l’engagement. (C’est pour cela, par exemple, que l’engagement implique souvent une action collective d’aide mutuelle pour garder intact l’édifice de la cause rongé par le temps).

 

Cette durée — cette continuité dans le temps —est à l’origine du sens du devoir et à son tour cause le renoncement à la liberté. Don Juan est l’exemple classique (et l’un des rares) d’un héros non engagé : son amour de la liberté est trop grand pour pouvoir « vivre dans les temps longs » ; son esprit est trop libre pour accepter les ornières du devoir[4]. Don Juan n’est même pas engagé avec lui-même (si s’engager avec soi-même a un sens quelconque), car ce type d’engagement implique une dose de schizophrénie qu’il n’a pas. Il est atemporel comme l’inconscient, et donc amoral (car la morale aussi existe seulement dans le temps) : ce qui n’implique aucunement un manque d’humanité, comme on le laisse souvent entendre mais, éventuellement, un surplus.

 

Mise au foyer

L’engagement, en même temps qu’il réduit les possibilités de choix, engendre dans l’individu une plus grande capacité d’action et de pensée. La réduction des possibilités agit comme un verre grossissant qui facilite la localisation de détails sur lesquels il peut s’appuyer pour chercher à comprendre et, éventuellement, à changer ce qui entoure la partie magnifiée. Une conséquence inéluctable de ce « grossissement », c’est la création d’une zone floue autour de la partie agrandie, que les désirs et les connaissances de l’individu peuvent déformer ad libitum sans que son sens critique ne soit trop mis en cause. L'histoire, tout comme la vie quotidienne, regorge de personnages doués d’un énorme sens critique et qui le perdent dès qu’on entre dans ce que leur engagement privilégie.

 

Cette réduction du possible, lorsque l’engagement naît dans des conditions psychologiques spéciales qui favorisent l’enthousiasme (si facile à avoir surtout dans l’adolescence ou la première jeunesse), donne une sorte de puissance surhumaine : un sentiment d’omnipotence qui permet des exploits inimaginables dans une situation « normale ». C’est à cause de ce sentiment de puissance que les individus renoncent si facilement à leur liberté : en renonçant à la liberté de tout faire[5], ils acquièrent une efficience inespérée. Mais le mélange d’engagement et d’enthousiasme peut facilement causer chez beaucoup d’engagés un éloignement du « réel » : « Je comprends tout, je peux tout, donc je n’ai plus besoin de rien ».

 

Nous avons dit que, pour pouvoir s’engager, il faut croire en une réalité externe qui impose des contraintes. Il aurait été plus correct de dire que les contraintes du réel sont les conditions nécessaires à la naissance de l’engagement. Dans ce qui suit, nous aimerions montrer comment la « maturation » de l’engagement peut causer un abandon du réalisme initial et exiger que l’on hypostasie ses idées et sa vision du monde.

 

Se prendre au sérieux

La restriction du champ visuel opérée par l’engagement dans son effort d’agrandir les détails et la création conséquente d’une zone floue à sa frontière, mettent l’esprit dans la position délicate, mais en même temps très excitante, de devoir lire dans la zone floue avec la même précision que dans la zone claire[6]. Ce « devoir » n’a aucune connotation morale mais reflète simplement des contraintes « physiques » dues au fait que le passage de la zone claire à la zone floue se fait graduellement. Quand les contours de l’objet ou du concept commencent à perdre leur précision, l’esprit (par simple inertie spatiale) continue à y voir une précision qui n’existe pas dans l’objet (ou dans le concept) mais qui est complètement endogène et, surtout, complètement déformée par les effets de la partie « claire » qui, en quelque sorte, cloue dans l’esprit de la personne engagée les éléments qu’elle vient d’agrandir.

L’engagé qui bâtit son engagement en partant d’une valorisation de la réalité extérieure pour continuer à croire en cette réalité doit en inventer une autre, idéale, mais cette idéalisation ne peut pas être vue comme « idéalisation » par l’individu engagé, qui la voit au contraire comme l’objectivité même. Et comment pourrait-il en être autrement si, « objecti-vement », la construction du réel dans la zone floue est causée par l’excès de clarté de la zone mise au foyer par l’engagement ? Cette division en zone floue et zone claire permet de construire une typologie des engagés en fonction de l’expression de leurs visages : 1) l’engagé au regard fixe, 2) l’illuminé et 3) l’engagé ironique.

 

L’engagé au regard fixe (auquel il ajoute souvent une certaine tension de la mâchoire) est tellement fasciné par la partie nette de son champ de vision qu’il est incapable de laisser glisser son œil vers la partie floue. L’illuminé (qui semble s’adresser seulement aux archanges) est, lui, complètement prisonnier de la partie floue, où il voit ce qu’il veut et où il bâtit des châteaux de cartes. L’ironique, passe continuellement d’une zone à l’autre et, parfois, jette même un regard très loin dans d’autres zones où il aperçoit des figures sans sens (pour lui) qui l’amusent. Ce dernier type est limite, il n’est pas un « vrai » engagé, mais il est aussi celui qui pourra rester engagé dans la même cause toute sa vie (les deux autres types peuvent changer de cause sans changer de style et d’approche à la vie). C’est pour cette raison que cette typologie est plus intéressante qu’une typologie politique ou artistique ou autre. Un engagé fasciste au regard fixe (la majorité) est beaucoup plus proche d’un communiste ou d’un Taliban au regard fixe que d’un fasciste illuminé. Tout comme un artiste illuminé est plus proche d’un tueur à gages[7] illuminé que d’un écrivain au regard pétillant.

 

La grande transformation

La grande transformation est faite : celui qui s’engageait parce que la réalité extérieure avait une importance qui le transcendait se retrouve aux prises avec une réalité extérieure qui est en grande partie une construction de son esprit. Le réaliste engagé devient un engagé idéaliste.

 

Mais, le « réel » qui avait tout déclenché se venge de cette fuite vers l’« idéal » et fige les constructions idéales comme si elles étaient réelles. Ce faisant, il rigidifie aussi le sujet qui en est l’hôte. Le dernier tour est joué : l’individu est pris dans l’engrenage de lui-même qu’il ne peut que prendre au sérieux. Le « sérieux » qui était la condition sine qua non de l’engagement, suite à cette transformation, dresse la potence où les engagés se pendront.

 

            Ces considérations teintées de noir ne devraient pas donner à penser que l’engagement est condamné à mal finir. C’est aussi parce qu’il y a un danger extrême à ce que la personne engagée finisse par se prendre trop au sérieux qu’il faut s’engager. En frôlant la « mort de l’esprit critique[8] » l’individu est confronté à la richesse du possible et à un monde pré-rationnel qui, heureusement, ne veut pas mourir. Pour ouvrir vers l’optimisme avant de terminer, nous allons faire une parenthèse sur l’engagement dans l’art et, en particulier, dans la littérature.

 

Engagement et littérature

Il y a des auteurs qui écrivent des textes engagés et des auteurs engagés dans l’écriture, et ces deux catégories n’ont pratiquement pas de points communs. Dans le cercle, pas tellement petit, des écrivains que nous connaissons, il n'en est pas un qui soit en même temps engagé dans la littérature et auteur de littérature engagée.

 

Un écrivain engagé dans la littérature peut, bien sûr, écrire un texte engagé, mais ce texte engagé appartient à la littérature de service, il est un « à côté » biographique, un « vécu » sans importance. Si, par un hasard heureux, le texte engagé a des moments de poésie, c’est lorsque l’écrivain sort de l’engagement qui a le texte comme outil et remet le texte au centre comme engagement total, comme fin. La littérature[9] est-elle si « absolue » qu’elle n’admet d’autres intérêts que les siens ? Est-ce qu’on ne peut jamais être engagé en deux choses en même temps ? L’engagement implique-t-il la comparaison, et l’écriture, pour être grande, ne peut-elle être seconde à rien ?

 

Quitte à passer pour élitiste, nous ne renonçons pas à affirmer que la grande littérature ne peut pas être engagée et que le grand écrivain est, par définition, engagé dans la littérature.

 

Nous avons découvert par hasard, au cours de nos recherches sur l’engagement, que deux grands engagés dans la matière de l’esprit avaient écrit, de deux manières fort différentes, sur le même « petit » thème[10] : le déclenchement, par contact avec un objet, d’un souvenir qui lentement annule le présent et met à sa place les sensations et les objets du passé. Il s’agit d’un court texte, de 1864, intitulé La pipe de Stéphane Mallarmé et, bien sûr, de la célèbre madeleine de Marcel Proust. Ce qui nous a étonnés[11] c’est que la pipe mallarméenne aurait très bien pu être la matrice d’origine de la madeleine de Marcel Proust[12].

 

La pipe

« Hier j’ai trouvé ma pipe en rêvant une longue soirée de travail, de beau travail d’hiver (…) mais je ne m’attendais pas à la surprise que préparait cette délaissée, à peine eus-je tiré la première bouffée, j’oubliais mes grands livres à faire, émerveillé, attendri, je respirais l’hiver dernier qui revenait. »

 

La madeleine

« Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée (…) je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. (…) J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? (…) D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? (…) Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui même (…). Chercher ? Pas seulement : créer. (…) et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût était celui du petit morceau de madeleine (…) ! »

 

Très peu de mots suffisent à Mallarmé pour présenter son nouvel état psychologique : deux adjectifs (émerveillé et attendri) et une courte phrase d’un perfection rarissime : je respirais l’hiver dernier qui revenait. Après, choses et faits dans le brouillard de son Londre hibernal : faits et choses qui sortent des mots, redeviennent réels, et nous racontent le poète. La bouffée à mis au foyer l’hiver dernier que le poète fixe. Il laisse les détails parler et s’abandonne aux mots qui décrivent sans qu’il fasse le moindre effort. Mallarmé laisse au lecteur le labeur de comprendre, à la langue le travail de description et de suggestion. Il s’abandonne à la langue, ce qui l’empêche de se prendre trop au sérieux. Il est un humble servant, un simple copiste du divin texte.

 

Proust ne laisse pas la langue parler. Avec une persévérance indomptable et un ego immense il s’éloigne du phénomène et il s’acharne à comprendre, à se comprendre. Il abandonne tout de suite la zone claire et il travaille avec son armée d’ouvrier de la raison pour rendre distincte la zone floue. Il veut surtout voir clair dans ses processus psychologiques. C’est lui et non la « chose » qui est au centre. Le manque de confiance dans la force des mots l’oblige à construire des labyrinthes logiques où, une fois la règle apprise, on ne peut plus se perdre. Proust fait trop peu confiance aux mots pour être engagé dans la littérature[13]. Il est engagé dans la psychologie et dans la philosophie et il se sert du roman pour sa cause.

 

Est-ce tout simplement ce qui fait la différence entre poètes et romanciers ? Pas nécessairement. Le monde est plein de romanciers-poètes (Borges, Joyce, Gadda, par exemple) et de poètes-romanciers (Goethe et Dante, pour ne citer que deux sommets).

 

Nous avons la sensation que Proust, pris dans l’engrenage de la machine proustienne constituée de millier de roues toujours bien huilées, ne peut que se pendre au sérieux, tandis que Mallarmé en tramant avec les fils de la langue des tapis qu’il jette au gré du hasard dans les maisons du lecteur réussit à ne pas se pendre.

 

Proust oublie le réel et se jette dans le livre. Mallarmé oublie le livre et libère le réel.

 

Péroraison

Nous ne sommes pas sûrs que ce qui suit soit une péroraison. Mais, qu’il s’agisse d’une péroraison, d’un exorde, du corps même du texte — si les textes ont encore un corps à l’ère des hypertextes — ou d’un post-scriptum, c’est sans importance pour le but de cet essai, qui ne voudrait qu’ajouter quelques lignes, sans prétention, sur le grand livre de l’engagement.

 

            Il n’existe pas d’harmonie interne à un individu car les individus, quand ils sont dans la vie — et ils le sont plus souvent qu’on ne le pense — tendent toujours vers un lieu privilégié, vers un trou qui empêche un agencement harmonieux de leurs désirs, de leurs  croyances, de leurs sentiments et de leurs raisons. C’est surtout l’homme « harmonieux » qui ne l’est pas : il croit aller vers une situation d’équilibre mais il est en train de s’engouffrer dans un lieu inhumain du dosage parfait où l’appauvrissement des contradictions porte à une dégénérescence de la vie.

 

L’harmonie, par contre, existe dans le firmament et dans la société. L’engagement comme mouvement d’asservissement à une cause est un élément qui rend l’individu dissonant, partiel, arbitraire, (pour employer un mot affreux inharmonieux) mais c’est bien l’agencement de ces inharmonies qui crée une harmonie vivante, dynamique et donc supérieure. L’individu dans sa courte vie, n’a pas le temps d’harmoniser il saute d’un « excès » à l’autre sans répit. L’excès de Proust dans la minutie ou celui de Mallarmé dans l’exigence ; celui de Jésus dans la piété ou d’Hitler dans la cruauté ; celui de Diana dans la fadeur ou de Kate Millet dans la rage ; celui de l’homme d’à côté dans la paresse ou de sa femme dans la luxure… tous ces excès, tous ces engagements dans un petit champ de la vie, contribuent à créer une harmonie en perpétuel devenir, on ordre désordonné : au delà de la morale, dans la vie.



*Étant conscient que le style d’écriture « académique » est le style à éviter dans Conjonctures mais étant également conscient de mon incapacité à changer du jour au lendemain ma façon d’écrire — conventionnelle et laborieuse — j’ai essayé, avec le jeu de mots du titre, de me mettre sur un registre plus léger. Le résultat est, certes,  maladroit et enfantin, mais on ne se libère pas des défauts qui nous habitent depuis quarante ans avec une bouffée de bonne volonté !

[1]Pour être plus précis : « Je dirai qu'un écrivain est engagé (...) lorsqu'il fait passer pour lui et pour les autres l'engagement de la spontanéité immédiate au réfléchi. » J.-P. Sartre, Situations II, p. 123-124.

[2] Réalisme naïf : expression née pour étaler son mépris envers des philosophes avec des penchants trop évidents pour les sciences, devenue, par la suite, pour les « méprisés » un motif d’orgueil et un drapeau derrière lequel attaquer les idéalistes désabusés.

[3] Nous donnons ici une position active au sujet par rapport à la pensée, seulement parce que dans ce contexte nous sommes intéressés aux degrés d’activité. Pour nous, il est par contre hors de tout doute qu’il n’existe pas un sujet qui construise des pensées mais que ce sont les pensées qui envahissent et construisent le sujet (dans ce sens, notre position est une position nietzchéenne orthodoxe).

[4] À ceux qui, naïvement  associeraient  Don Juan à Sade nous aimerions dire que tout comme Don Juan est un non engagé, Sade est le prototype même de l’engagé..

[5] Le fait que la « liberté » de tout faire n’existe pas, ou qu’elle soit une « non-liberté » comme on dit dans les lieux communs de la philosophie, ne signifie pas qu’au niveau subjectif l’individu n’ait pas la sensation d’être libre.

[6] Ce qui relève bien sûr de l'illusion.

[7] Même si un membre du collectif nous a invité à faire un jeu de mots sur « gage », nous avons refusé net, quitte à ce que l’on nous considère comme un engagé au regard fixe.

[8] L’esprit critique est l’ennemi numéro un de l’engagement. Même ceux qui ont un engagement philosophique « piloté » par l’esprit critique risquent d’hypostasier leur sens critique et de tomber ainsi dans le même schéma que ceux qui s’engagent sans sens critique.

[9] Nous employons ici littérature dans son acception la plus vaste et non dans le sens opposé à poésie comme l’employait, par exemple, Benedetto Croce.

[10] Nous n’avons trouvé rien de mieux  que « thème » pour indiquer… ce qui suit. Mallarmé, n’aurait certainement jamais écrit « thème », Proust aurait pu le faire en enchaînant sur une analyse intelligente et approfondie du surgissement du mot « thème » et de ses multiples liens.

[11] Il y a certainement plein d’études savantes sur les rapports entre les deux, mais nous, Grand ignorant de la littérature, nous n’en connaissons pas.

[12] Nous en savons pas si Proust connaissait le petit poème en prose de Mallarmé. Ce qui est certain c’est que pendant les deux premières années de Proust au lycée Condorcet, Mallarmé y enseignait l’anglais.

[13] ON pourrait dire que pour Proust « la littérature, c’est la vie ». Mais la vie en tant que travail de… recherche méticuleux qui enchaînent les mots dans une structure intelligemment parfaite et nécessaire.