Se pendre au sérieux*
par
Theodor Weisenstein
Or,
elle invite, en sa faveur les émotions de derrière la tête et force à procéder,
directement, d’idées dont on se dit c’est
de la littérature !
Stéphane Mallarmé
P |
our ceux qui ont dépassé la moitié du chemin de la
vie l’engagement renvoie presque automatiquement à des personnages comme
Jean-Paul Sartre ou Bertrand Russel. Ce nonagénaire resplendissant
d’intelligence, assis devant l’ambassade américaine pour protester contre la
guerre du Viet nam, et cet écrivain au corps opaque à toute sensibilité intérieure,
refusant le prix Nobel, forgèrent la signification même de l’intellectuel
engagé, et incarnèrent, pour leurs petits-enfants une manière exemplaire de
vivre le rapport entre réflexion et action. Par contre, pour ceux qui flânent
aux alentours du quart du chemin, tout cela fait partie de l’imagerie nostalgique
et déformée de parents qui oscillent entre cynisme et enthousiasmes enfantins
et qui ne savent plus servir d’exemple. Ils ne sont pas assez beaux pour les sit in devant l’ambassade américaine,
pas assez torturés pour refuser le prix du recteur d’une petite université sans
histoire.
Le thème de l’engagement
est un thème philosophiquement écrasant, moins pour sa position dans le champ
philosophique que pour le poids des concepts qui l’entourent et qui le
soutiennent : liberté, vérité, devoir, conscience… Dans
ce court essai, pour ne pas donner une impression de profondeur là où il ne
s’agirait que de la pesanteur des mots, nous approchons l’engagement en
commençant par une question fort simple et, en apparence, loin du champ
proprement philosophique : est-il
possible de prendre la réalité au sérieux sans se prendre au sérieux ?
Origine de la question
Nous avons choisi de centrer l’entrée en matière
sur le « sérieux » parce qu’il s’agit d’une notion en apparence moins
lourde que « liberté » et « vérité », par exemple. Moins
lourde en apparence n’implique pas
qu’au fond elle soit aussi lourde car, sur la balance de la pensée, tous les
concepts ont le même poids, et c’est toujours dans la tête de celui qui les
porte que naît la différence. Pour en être convaincu, il suffit de voir comment
un individu peut jongler avec un concept comme s’il était léger comme une plume
tandis qu’un autre est écrasé sous son poids ou de considérer comment, dans
notre propre histoire intellectuelle, il arrive qu’un concept lourd que l’on
est incapable de déplacer d’un domaine à un autre, devient, tout à coup, le
« concept-joker » que l’on déplace partout sans aucun effort.
Un élément d’ordre plus
psychologique a aussi influencé notre choix : nous sommes convaincus que
trop de gens engagés se prennent trop au sérieux et que ceux qui ne savent pas
rire d’eux-mêmes et des autres sont condamnés au feu éternel de l’esbroufe.
Contre la nostalgie
Dans une première version de ce texte nous avions
écrit « est-il encore possible
de prendre la réalité au sérieux… ? ». Nous avons ensuite effacé
« encore » à cause de son relent de nostalgie, à cause de ce
« c’était bien mieux à cette époque-là ! » auquel il aurait fait
automatiquement penser. Cet « encore » aurait ajouté à la démarche
une notation peut-être intéressante pour saisir les idiosyncrasies de l’auteur
mais n’aurait été d’aucune utilité pour l’analyse de la question. Il aurait
aussi éliminé la possibilité d’un questionnement plus radical qui consiste à se
demander si les deux « sérieux » — celui de la réalité et celui du
sujet — peuvent exister séparés.
De plus, si on se limite
à l’engagement politique, la nostalgie évoquée par cet « encore » est
trop présente dans les milieux issus de la gauche des années soixante :
ces dernières années, quand ils se questionnent sur l’engagement c’est toujours
pour se dire qu’il n’est plus comme dans
les années soixante, que tout est
fini, que l’on n’a plus
l’enthousiasme que l’on avait, qu’à
cette époque-là c’était bien plus, etc. Dans ces milieux, parler
d’engagement implique — par le simple fait d’en parler — que l’on n’est plus
sûr qu’il existe encore, au moins dans une forme connue. En enlevant cet
« encore » et en expliquant pourquoi nous avons voulu souligner notre
éloignement de cette matrice psycho-politique dominante.
Délimitation
de l’engagement
Nous aimerions libérer le terme
« engagement » d’une acception trop étroite et d’une autre trop
large. La première a vu le jour au milieu des années quarante à propos de
l’engagement des intellectuels : un engagement qui correspondait grosso modo à une prise de position
politique du côté des masses exploitées[1].
Cette prise de position avait une valeur toute particulière, car on considérait
qu’un intellectuel qui faisait un choix dans l’arène politique (qui se
salissait les mains) y portait le « poids de la pensée » — et
l’intellectuel engagé pesait bien plus lourd que l’ouvrier engagé, car
l’engagement de ce dernier était plus naturel et avait donc moins de mérite. Ce « donc » est l’indice d’une logique
qui se croit objective et super partes
mais qui n’est en réalité qu’une simple esclave de la morale judéo-chrétienne :
de la morale qui, depuis deux mille ans, informe l’engagement politique. (Ce
qui ne voudrait guère la peine d'être noté si, souvent, les
« esprits » ouverts n’avaient la prétention de s’être libérés de
cette morale du sacrifice et de la valorisation de la souffrance.)
En ce qui concerne
l’engagement au sens large (trop large de notre point de vue), réglons la
question avec une affirmation péremptoire et indiscutable : tout être vivant est engagé en quelque
chose, et le niveau d’engagement est une caractéristique de l’individu que ni
l’éducation, ni les lois ou tout autre contrainte extérieure ne peuvent changer.
Non seulement cette affirmation est une hypothèse indiscutable, mais elle est
si générale qu’un désaccord ne pourrait être que gratuit ou trahir le désir
d'une joute intellectuelle qui n’a pas de place dans l’écrit car elle aurait
besoin du terrain accidenté de la présence physique et du «parlé » des jouteurs.
Croire
La condition minimale pour pouvoir s’engager est
que celui qui s’engage croie que « quelque chose » existe hors et
indépendamment de lui. Puisqu’il s’agit d’une croyance, ce « quelque
chose » pourrait ne pas exister hors de la tête du
croyant : pourrait ne pas être « réel ». Mais, dans ce
contexte, nous épousons une position de « réalisme naïf[2] »
qui implique que, dans la majorité des cas, quand un individu croit que quelque
chose existe indépendamment de sa volonté, elle « existe vraiment » —
ce qui ne veut pas dire que cela soit vrai quand il rêve ou qu’il désire !
La majorité des individus avec lesquels on peut échanger des paroles, plus ou
moins bien interprétables (la majorité des individus !), ont très peu de
doutes sur l’existence de leur auto, de leurs souliers, de la terre, du lait...
En d’autres termes, la croyance que l’on n’est pas le seul être sur terre — qui
est une des croyances les mieux partagées — est une condition nécessaire pour
s’engager. Elle n’est clairement pas suffisante et le démontrer est une tâche
sans défi particulier :
il suffit de regarder autour de nous pour voir que les individus qui croient en
une réalité extérieure (pratiquement tous) se situent assez uniformément tout
au long de l’axe de l’engagement.
Une courte précision à
propos de « croire » s’impose à ce stade de la réflexion :
« croire » ne renvoie pas seulement à penser, supposer, estimer, c’est-à-dire à l’action du
sujet[3]
croyant mais aussi à l’idée d’adhérer à,
se fier à, se rallier à, au sens où le sujet s’abandonne avec une certaine
passivité à ce qui lui est extérieur. En ce sens, la personne engagée a une
« cause » externe.
Engagement et temps
Toute personne engagée est esclave du temps. Croire
en une cause externe demande une continuité et des liens sur des temps
« longs » entre la personne engagée et sa cause. C’est bien à cause
de cela que l’éphémère est le pire ennemi de l’engagé. L’assujettissement au
temps de l’engagé est bien plus dur que celui de la personne
« pressée », ou que celui de qui n’a pas le temps de faire ceci ou
bien cela. L’engagé est esclave de la durée, de la continuité : il est donc continuellement confronté au
besoin d’intégrer les événements engendrés par le hasard dans une structure qui
grossit sans cesse et dont la solidité est seulement proportionnelle à
l’acharnement de l’engagement. (C’est pour cela, par exemple, que l’engagement
implique souvent une action collective d’aide mutuelle pour garder intact
l’édifice de la cause rongé par le temps).
Cette durée — cette
continuité dans le temps —est à l’origine du sens du devoir et à son tour cause
le renoncement à la liberté. Don Juan est l’exemple classique (et l’un des
rares) d’un héros non engagé : son amour de la liberté est trop grand pour
pouvoir « vivre dans les temps longs » ; son esprit est trop
libre pour accepter les ornières du devoir[4].
Don Juan n’est même pas engagé avec lui-même (si s’engager avec soi-même a un
sens quelconque), car ce type d’engagement implique une dose de schizophrénie
qu’il n’a pas. Il est atemporel comme l’inconscient, et donc amoral (car la
morale aussi existe seulement dans le temps) : ce qui n’implique
aucunement un manque d’humanité, comme on le laisse souvent entendre mais,
éventuellement, un surplus.
Mise au foyer
L’engagement, en même temps qu’il réduit les possibilités
de choix, engendre dans l’individu une plus grande capacité d’action et de
pensée. La réduction des possibilités agit comme un verre grossissant qui facilite
la localisation de détails sur lesquels il peut s’appuyer pour chercher à
comprendre et, éventuellement, à changer ce qui entoure la partie magnifiée.
Une conséquence inéluctable de ce « grossissement », c’est la
création d’une zone floue autour de la partie agrandie, que les désirs et les
connaissances de l’individu peuvent déformer ad libitum sans que son sens critique ne soit trop mis en cause.
L'histoire, tout comme la vie quotidienne, regorge de personnages doués d’un
énorme sens critique et qui le perdent dès qu’on entre dans ce que leur
engagement privilégie.
Cette réduction du
possible, lorsque l’engagement naît dans des conditions psychologiques
spéciales qui favorisent l’enthousiasme (si facile à avoir surtout dans
l’adolescence ou la première jeunesse), donne une sorte de puissance
surhumaine : un sentiment d’omnipotence qui permet des exploits inimaginables
dans une situation « normale ». C’est à cause de ce sentiment de
puissance que les individus renoncent si facilement à leur liberté : en
renonçant à la liberté de tout faire[5],
ils acquièrent une efficience inespérée. Mais le mélange d’engagement et
d’enthousiasme peut facilement causer chez beaucoup d’engagés un éloignement du
« réel » : « Je comprends tout, je peux tout, donc je n’ai
plus besoin de rien ».
Nous avons dit que, pour
pouvoir s’engager, il faut croire en une réalité externe qui impose des contraintes.
Il aurait été plus correct de dire que les contraintes du réel sont les
conditions nécessaires à la naissance de l’engagement. Dans ce qui suit, nous aimerions
montrer comment la « maturation » de l’engagement peut causer un
abandon du réalisme initial et exiger que l’on hypostasie ses idées et sa
vision du monde.
Se
prendre au sérieux
La restriction du champ visuel opérée par
l’engagement dans son effort d’agrandir les détails et la création conséquente
d’une zone floue à sa frontière, mettent l’esprit dans la position délicate,
mais en même temps très excitante, de devoir lire dans la zone floue avec la
même précision que dans la zone claire[6].
Ce « devoir » n’a aucune connotation morale mais reflète simplement
des contraintes « physiques » dues au fait que le passage de la zone
claire à la zone floue se fait graduellement. Quand les contours de l’objet ou
du concept commencent à perdre leur précision, l’esprit (par simple inertie
spatiale) continue à y voir une précision qui n’existe pas dans l’objet (ou
dans le concept) mais qui est complètement endogène et, surtout, complètement
déformée par les effets de la partie « claire » qui, en quelque
sorte, cloue dans l’esprit de la personne engagée les éléments qu’elle vient
d’agrandir.
L’engagé qui bâtit son
engagement en partant d’une valorisation de la réalité extérieure pour continuer
à croire en cette réalité doit en inventer une autre, idéale, mais cette
idéalisation ne peut pas être vue comme « idéalisation » par
l’individu engagé, qui la voit au contraire comme l’objectivité même. Et comment
pourrait-il en être autrement si, « objecti-vement », la construction
du réel dans la zone floue est causée par l’excès de clarté de la zone mise au
foyer par l’engagement ? Cette division en zone floue et zone claire
permet de construire une typologie des engagés en fonction de l’expression de
leurs visages : 1)
l’engagé au regard fixe, 2)
l’illuminé et 3)
l’engagé ironique.
L’engagé au regard fixe
(auquel il ajoute souvent une certaine tension de la mâchoire) est tellement
fasciné par la partie nette de son champ de vision qu’il est incapable de
laisser glisser son œil vers la partie floue. L’illuminé (qui semble s’adresser
seulement aux archanges) est, lui, complètement prisonnier de la partie floue,
où il voit ce qu’il veut et où il bâtit des châteaux de cartes. L’ironique,
passe continuellement d’une zone à l’autre et, parfois, jette même un regard
très loin dans d’autres zones où il aperçoit des figures sans sens (pour lui)
qui l’amusent. Ce dernier type est limite, il n’est pas un « vrai »
engagé, mais il est aussi celui qui pourra rester engagé dans la même cause
toute sa vie (les deux autres types peuvent changer de cause sans changer de
style et d’approche à la vie). C’est pour cette raison que cette typologie est
plus intéressante qu’une typologie politique ou artistique ou autre. Un engagé
fasciste au regard fixe (la majorité) est beaucoup plus proche d’un communiste
ou d’un Taliban au regard fixe que d’un fasciste illuminé. Tout comme un
artiste illuminé est plus proche d’un tueur à gages[7]
illuminé que d’un écrivain au regard pétillant.
La grande transformation
La grande transformation est faite : celui qui
s’engageait parce que la réalité extérieure avait une importance qui le
transcendait se retrouve aux prises avec une réalité extérieure qui est en
grande partie une construction de son esprit. Le réaliste engagé devient un
engagé idéaliste.
Mais, le
« réel » qui avait tout déclenché se venge de cette fuite vers
l’« idéal » et fige les constructions idéales comme si elles étaient
réelles. Ce faisant, il rigidifie aussi le sujet qui en est l’hôte. Le dernier
tour est joué : l’individu est pris dans l’engrenage de lui-même qu’il ne
peut que prendre au sérieux. Le « sérieux » qui était la condition sine qua non de l’engagement, suite à
cette transformation, dresse la potence où les engagés se pendront.
Ces
considérations teintées de noir ne devraient pas donner à penser que
l’engagement est condamné à mal finir. C’est aussi parce qu’il y a un danger
extrême à ce que la personne engagée finisse par se prendre trop au sérieux qu’il
faut s’engager. En frôlant la « mort de l’esprit critique[8] »
l’individu est confronté à la richesse du possible et à un monde pré-rationnel
qui, heureusement, ne veut pas mourir. Pour ouvrir vers l’optimisme avant de
terminer, nous allons faire une parenthèse sur l’engagement dans l’art et, en
particulier, dans la littérature.
Engagement et littérature
Il y a des auteurs qui écrivent des textes engagés
et des auteurs engagés dans l’écriture, et ces deux catégories n’ont
pratiquement pas de points communs. Dans le cercle, pas tellement petit, des
écrivains que nous connaissons, il n'en est pas un qui soit en même temps engagé
dans la littérature et auteur de littérature engagée.
Un écrivain engagé dans
la littérature peut, bien sûr, écrire un texte engagé, mais ce texte engagé
appartient à la littérature de service, il est un « à côté »
biographique, un « vécu » sans importance. Si, par un hasard heureux,
le texte engagé a des moments de poésie, c’est lorsque l’écrivain sort de
l’engagement qui a le texte comme outil
et remet le texte au centre comme engagement total, comme fin. La littérature[9]
est-elle si « absolue » qu’elle n’admet d’autres intérêts que les
siens ? Est-ce qu’on ne peut jamais être engagé en deux choses en même
temps ? L’engagement implique-t-il la comparaison, et l’écriture, pour
être grande, ne peut-elle être seconde à rien ?
Quitte à passer pour
élitiste, nous ne renonçons pas à affirmer que la grande littérature ne peut
pas être engagée et que le grand écrivain est, par définition, engagé dans la
littérature.
Nous avons découvert par
hasard, au cours de nos recherches sur l’engagement, que deux grands engagés
dans la matière de l’esprit avaient écrit, de deux manières fort différentes,
sur le même « petit » thème[10] :
le déclenchement, par contact avec un objet, d’un souvenir qui lentement annule
le présent et met à sa place les sensations et les objets du passé. Il s’agit
d’un court texte, de 1864, intitulé La
pipe de Stéphane Mallarmé et, bien sûr, de la célèbre madeleine de Marcel
Proust. Ce qui nous a étonnés[11]
c’est que la pipe mallarméenne aurait très bien pu être la matrice d’origine de
la madeleine de Marcel Proust[12].
La
pipe
« Hier
j’ai trouvé ma pipe en rêvant une longue soirée de travail, de beau travail
d’hiver (…) mais je ne m’attendais pas à la surprise que préparait cette
délaissée, à peine eus-je tiré la première bouffée, j’oubliais mes grands
livres à faire, émerveillé, attendri, je respirais l’hiver dernier qui revenait. »
La
madeleine
« Et
bientôt, machinalement, accablé par la morne journée (…) je tressaillis,
attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux
m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. (…) J’avais cessé de me
sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante
joie ? (…) D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où
l’appréhender ? (…) Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à
lui de trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les
fois que l’esprit se sent dépassé par lui même (…). Chercher ? Pas
seulement : créer. (…) et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût
était celui du petit morceau de madeleine (…) ! »
Très peu de mots suffisent à Mallarmé pour
présenter son nouvel état psychologique : deux adjectifs (émerveillé et attendri) et une courte phrase d’un perfection rarissime : je respirais l’hiver dernier qui revenait. Après,
choses et faits dans le brouillard de son Londre hibernal : faits et
choses qui sortent des mots, redeviennent réels, et nous racontent le poète. La
bouffée à mis au foyer l’hiver dernier que le poète fixe. Il laisse les détails
parler et s’abandonne aux mots qui décrivent sans qu’il fasse le moindre
effort. Mallarmé laisse au lecteur le labeur de comprendre, à la langue le
travail de description et de suggestion. Il s’abandonne à la langue, ce qui
l’empêche de se prendre trop au sérieux. Il est un humble servant, un simple
copiste du divin texte.
Proust ne laisse pas la
langue parler. Avec une persévérance indomptable et un ego immense il s’éloigne
du phénomène et il s’acharne à comprendre, à se comprendre. Il abandonne tout
de suite la zone claire et il travaille avec son armée d’ouvrier de la raison
pour rendre distincte la zone floue. Il veut surtout voir clair dans ses
processus psychologiques. C’est lui et non la « chose » qui est au
centre. Le manque de confiance dans la force des mots l’oblige à construire des
labyrinthes logiques où, une fois la règle apprise, on ne peut plus se perdre.
Proust fait trop peu confiance aux mots pour être engagé dans la littérature[13].
Il est engagé dans la psychologie et dans la philosophie et il se sert du roman
pour sa cause.
Est-ce tout simplement ce
qui fait la différence entre poètes et romanciers ? Pas nécessairement. Le
monde est plein de romanciers-poètes (Borges, Joyce, Gadda, par exemple) et de
poètes-romanciers (Goethe et Dante, pour ne citer que deux sommets).
Nous avons la sensation
que Proust, pris dans l’engrenage de la machine proustienne constituée de
millier de roues toujours bien huilées, ne peut que se pendre au sérieux, tandis que Mallarmé en tramant avec les fils
de la langue des tapis qu’il jette au gré du hasard dans les maisons du lecteur
réussit à ne pas se pendre.
Proust oublie le réel et
se jette dans le livre. Mallarmé oublie le livre et libère le réel.
Péroraison
Nous ne sommes pas sûrs que ce qui suit soit une péroraison.
Mais, qu’il s’agisse d’une péroraison, d’un exorde, du corps même du texte — si
les textes ont encore un corps à l’ère des hypertextes — ou d’un post-scriptum,
c’est sans importance pour le but de cet essai, qui ne voudrait qu’ajouter
quelques lignes, sans prétention, sur le grand livre de l’engagement.
Il
n’existe pas d’harmonie interne à un individu car les individus, quand ils sont
dans la vie — et ils le sont plus souvent qu’on ne le pense — tendent toujours
vers un lieu privilégié, vers un trou qui empêche un agencement harmonieux de
leurs désirs, de leurs croyances, de
leurs sentiments et de leurs raisons. C’est surtout l’homme
« harmonieux » qui ne l’est pas : il croit aller vers une
situation d’équilibre mais il est en train de s’engouffrer dans un lieu
inhumain du dosage parfait où l’appauvrissement des contradictions porte à une
dégénérescence de la vie.
L’harmonie, par contre, existe dans le firmament et dans la société. L’engagement comme mouvement d’asservissement à une cause est un élément qui rend l’individu dissonant, partiel, arbitraire, (pour employer un mot affreux inharmonieux) mais c’est bien l’agencement de ces inharmonies qui crée une harmonie vivante, dynamique et donc supérieure. L’individu dans sa courte vie, n’a pas le temps d’harmoniser il saute d’un « excès » à l’autre sans répit. L’excès de Proust dans la minutie ou celui de Mallarmé dans l’exigence ; celui de Jésus dans la piété ou d’Hitler dans la cruauté ; celui de Diana dans la fadeur ou de Kate Millet dans la rage ; celui de l’homme d’à côté dans la paresse ou de sa femme dans la luxure… tous ces excès, tous ces engagements dans un petit champ de la vie, contribuent à créer une harmonie en perpétuel devenir, on ordre désordonné : au delà de la morale, dans la vie.
*Étant conscient que le style d’écriture « académique » est le
style à éviter dans Conjonctures mais
étant également conscient de mon incapacité à changer du jour au lendemain ma
façon d’écrire — conventionnelle et laborieuse — j’ai essayé, avec le jeu de
mots du titre, de me mettre sur un registre plus léger. Le résultat est,
certes, maladroit et enfantin, mais on
ne se libère pas des défauts qui nous habitent depuis quarante ans avec une
bouffée de bonne volonté !
[1]Pour être plus
précis : « Je dirai qu'un écrivain est engagé (...) lorsqu'il fait
passer pour lui et pour les autres l'engagement de la spontanéité immédiate au
réfléchi. » J.-P. Sartre, Situations
II, p. 123-124.
[2] Réalisme naïf : expression née pour étaler son mépris envers des philosophes avec des penchants trop évidents pour les sciences, devenue, par la suite, pour les « méprisés » un motif d’orgueil et un drapeau derrière lequel attaquer les idéalistes désabusés.
[3] Nous donnons ici
une position active au sujet par rapport à la pensée, seulement parce que dans
ce contexte nous sommes intéressés aux degrés d’activité. Pour nous, il est par
contre hors de tout doute qu’il n’existe pas un sujet qui construise des
pensées mais que ce sont les pensées qui envahissent et construisent le sujet
(dans ce sens, notre position est une position nietzchéenne orthodoxe).
[4] À ceux qui, naïvement associeraient Don Juan à Sade nous aimerions dire que tout comme Don Juan est un non engagé, Sade est le prototype même de l’engagé..
[5] Le fait que la
« liberté » de tout faire n’existe pas, ou qu’elle soit une
« non-liberté » comme on dit dans les lieux communs de la
philosophie, ne signifie pas qu’au niveau subjectif l’individu n’ait pas la
sensation d’être libre.
[6] Ce qui relève
bien sûr de l'illusion.
[7] Même si un membre
du collectif nous a invité à faire un jeu de mots sur « gage », nous
avons refusé net, quitte à ce que l’on nous considère comme un engagé au regard
fixe.
[8] L’esprit critique
est l’ennemi numéro un de l’engagement. Même ceux qui ont un engagement
philosophique « piloté » par l’esprit critique risquent d’hypostasier
leur sens critique et de tomber ainsi dans le même schéma que ceux qui
s’engagent sans sens critique.
[9] Nous employons
ici littérature dans son acception la
plus vaste et non dans le sens opposé à poésie
comme l’employait, par exemple, Benedetto Croce.
[10] Nous n’avons
trouvé rien de mieux que
« thème » pour indiquer… ce qui suit. Mallarmé, n’aurait certainement
jamais écrit « thème », Proust aurait pu le faire en enchaînant sur
une analyse intelligente et approfondie du surgissement du mot
« thème » et de ses multiples liens.
[11] Il y a
certainement plein d’études savantes sur les rapports entre les deux, mais
nous, Grand ignorant de la littérature, nous n’en connaissons pas.
[12] Nous en savons
pas si Proust connaissait le petit poème en prose de Mallarmé. Ce qui est
certain c’est que pendant les deux premières années de Proust au lycée Condorcet,
Mallarmé y enseignait l’anglais.
[13] ON pourrait dire
que pour Proust « la littérature, c’est la vie ». Mais la vie en tant
que travail de… recherche méticuleux qui enchaînent les mots dans une structure
intelligemment parfaite et nécessaire.