La bourse et la vie

 

C

et été Pond Inlet a été envahi par les Montréalais. Au moins une dizaine, dont six chez moi ! Ça fait chic d’aller dans le Nunavut, surtout si on connaît de vrais Inuits et qu’on peut partager leur vie (ce qu’ils ne disent pas c’est qu’ils évitent ainsi de payer 100 $ par nuit pour une chambre partagée et 30 $ pour une assiette de penne all’arrabbiata que même mes chiens se refusent d’ingurgiter).

 

Le dernier a été Marc, le grand caqueteur :

 

     Sais-tu que Salomon Smith Barney a un site Internet où les enfants peuvent jouer en bourse avec de l’argent virtuel ? C’est pour les préparer à faire des affaires quand ils seront adultes, disent-ils.

     Non.

     Qu’en penses-tu ?

     Pas grand-chose.

     Moi, je trouve ça moche. Vraiment dégueulasse. Dès l’enfance leur parler d’économie ! Tu ne trouves pas que les enfants ont d’autres choses à apprendre ? D’autres choses à faire ?

     Oui. (Je suis hypocrite comme on peut l’être avec ceux qui sont jeunes et beaux.)

     Tu sais, j’ai envie d’écrire une lettre pour la page Idées du Devoir afin d’expliquer mon point de vue sur les enfants et l’argent.

     C’est bien.

 

Ce bouleversant échange intellectuel a continué pendant une bonne heure. En partant de ce « détail » j’ai eu droit à toute une interprétation du monde. Les détails sont tellement importants qu’il dit. Il connaît Benjamin. Au dep de lit comp à l’UdM[1] on travaille beaucoup sur lui et aussi sur cet italien… avec ce nom qui ne semble pas italien… oui… tu dois connaître… Agembien… Non… Agamben.

 

Ne réussissant pas à m’endormir j’ai lu la page de Voir qu’il m’avait montrée et j’ai transcrit la considération d’une dénommée Hélène Cossette (qui, je crois, travaille pour des courtiers) :

 

« Nous avons bel et bien des programmes d’information et d’éducation mais ils visent les étudiants de niveau collégial et universitaire. Mais de là à approcher des enfants c’est une autre histoire. C’est une façon de faire qui pose certains problèmes éthiques. »

 

Branchez-vous mes chers amis bien-pensants ! Préférez-vous que les petits garçons jouent à la guerre et les petites filles avec des poupées ? Oh, non. Ça c’est fini. Les héros nous ont déjà causé assez de tragédies et les poupées ont déjà tellement limité l’évolution des jeunes filles. La guerre dans vos contrées est désormais une affaire de jeunes pas assez courageux pour vivre au chômage. Étant donné qu’on fait au maximum un enfant après trente ans, on a tout le temps pour apprendre à manipuler un petit morveux. Mais, entre nous, dites-moi, que voulez-vous qu’ils apprennent vos enfants ? À penser ? Pas besoin de votre aide.

 

Laissez ceux qui sont vraiment concernés par notre société — les courtiers par exemple — enseigner à vos enfants à faire ce qu’ils les appelleront à faire. « Laissez venir à moi les petits enfants. »

 

Il faudrait donner le grand prix d’éthique à S. S. Barney pour son engagement social et le grand prix de l’enseignement pour l’à-propos de sa thématique. Madame Cossette avec son éthique me fait vraiment chier. Quoi de plus éthique que faire vivre les enfants avec ce qui compte le plus dans votre société.

 

C’est fini l’époque de « la bourse ou la vie » : à cette époque-là il fallait être forts, prêts à lutter, ne pas se faire prendre par trop de sentimentalisme (Robin des bois était un voleur violent comme tous les autres. Le fait de donner ses larcins aux pauvres — lire ses amis — qu’est-ce que ça changeait pour ceux qui étaient volés ?)

 

Nous sommes maintenant dans l’époque de « la bourse et la vie », une époque de transition. Une époque qui se cherche. Mais la recherche ne sera pas longue : lentement mais sûrement on s’en va vers « la bourse est la vie ». Retour à la case de départ.


 



[1] Au Département de littérature comparée de l’Université de Montréal.