Connard-Bike and Friends

 

— Bien fait pour toi, cycliste de mes deux.

— Vieux connard !

 

Je marchais sur la rue Duluth, tête baissée, foulée olympique, pestant contre les sociologues. L’agressivité accumulée durant la discussion sur Le passé d’une il­lusion[1]  tendait ma peau comme les tétins d’un caribou ayant perdu son petit. Un Sacrement ! glissé entre les dents et un grinçage d’aluminium m’arrêtèrent : une jeune fille qui, bien installée sur une bicyclette, devait, il y a deux secondes, rouler sur le trottoir à contresens, était maintenant renversée dans un grand bac d’impatiences et me fixait comme certains adolescents de Gaza les soldats d’Israël. « Bien fait pour toi, cycliste de mes deux ! » lui dis-je, en l’inspectant comme un en­tomologue blasé. Elle me cria un « Vieux connard !» qui m’obligea à lui sourire tendrement. Je repris, apaisé, mon chemin vers la Société des alcools.

 

            Je choisis une bouteille de Bordeaux. Je souris, pour la première fois, au caissier toujours si désagréa­ble. Je donnai deux dollars au clochard qui me remer­cia en serf crasseux. Je rentrai lentement. J’allumai la cheminée. Je versai moitié de la bouteille dans une écuelle et m’installai dans fauteuil.

 

            Engourdi par le feu, je trébuchai à deux reprises sur la langue de terre qui sépare la veille du sommeil. Enveloppé par des images toujours plus nébuleuses de roues, jambes, sourires bêtes, araignées, cèpes... je déposai l’écuelle vide. D’un coup, tout devint distinct comme des images fort contrastées de photoshop. J’étais de l’autre côté de la langue, dans le rêve : Je suis assis sur un muret de la route qui mène au sommet du Tourmalet. Le peloton, debout sur les centaines de pé­dales d’une bicyclette verte, avance oscillant au ralenti. Je cris « Vas-y Stéphane ! », et Mallarmé marchant sur les épaules des coureurs qui le précèdent s’assoit sur la première. Je sors de mon sac un gigantesque cèpe que Mallarmé enfourche. Le cèpe, porté par des milliers d’araignées, se détache du peloton avec Mallarmé qui chante un air de Carmen. Au milieu de la bicyclette une femme, seul d’une longue chevelure vêtue, m’invite à la suivre. Minuscule papillon noir, je me pose sur les fleurs jaunes du pénil. Deux énormes doigts, terriblement blancs, me serrent l’abdomen. Je m’aperçois que je ne peux pas crier et je veux redevenir homme, mais les doigts me serrent fort, fort, toujours plus fort.... «  Quelle merde de rêve, me dis-je en me réveillant et en bâillant comme un hippopotame. C’est à cause de cette petite morveuse. »

 

            Rêver qu’une femme m’écrase ! Moi, leur unique chevalier au nord d’Antofogasta ! Ça suffit. Une autre rencontre avec une nouille en bicyclette et je deviens thérapeute de myrmidons ! D’un bond je fus devant le lutrin et sortai le cahier bleu. J’étais décidé à fixer sur papier, faute de pouvoir le faire sur le marbre, mes qua­tre vérités sur les cyclistes en ville. Je trouvais que, franchement, les cyclistes charriaient : ils étaient ca­pables de me faire oublier qu’une femme est une femme. C’était trop !

 

            Je veux avant tout déblayer le terrain d’un malentendu possible : je n’ai rien contre les cyclistes « en soi » et encore moins contre les bicyclettes que je trouve parfois assez rigolotes avec leur air bidimen­sionnel. J’en ai contre les cyclistes que je rencontre en ville. Contre tous ? Oui, contre tous. Il est assez facile de gueuler contre ceux qui prennent les trottoirs pour une piste, contre ceux qui ne respectent pas la signali­sation routière, contre les livreurs qui croient être dans le far-west : c’est le désordre de la vie qui, parfois, nous agace. Mais, les cyclistes « civilisés », avec leur sourire « nous sommes du bon côté, nous ! Nous sommes éco­logistes, pas comme ces affreux automobilistes ! », ça... je ne le digère pas. Ils me tapent sur le colon, ils me donnent une grande envie de chier. S’ils faisaient le même effet sur tous je ne les invectiverais pas car, dans une société où la constipation est souveraine, ils se­raient d’une grande utilité, mais il semble que je sois un des seuls à avoir un intestin si délicat et avec un lien si direct avec le cerveau et je peux donc continuer...

— Salut, Ik. Puis-je mettre mon vélo dans l’entrée ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Un connard a ouvert la porte de sa voiture sans re­garder et...

 



[1] François Furet, Le passé d’une illusion, Robert Laffont / Calmann-Lévy, Paris, 1995.