Mitose

 

— On m’a volé plus de cinq cents disques compacts ! dit-il à sa mère qui l’appelle pour avoir des nouvelles de son retour.

                C’est quand même désagréable de rentrer d’un voyage de deux semaines dans le vieux continent et de trouver la maison cambriolée ! Ce n’est pas tellement pour l’argent : tu sais, dix mille $ en plus ou en moins ce n’est pas la fin du monde. Ce qui est agaçant c’est que des intrus violent ta maison et prennent tes disques sans aucun respect pour la charge affective qu’ils por­tent. Combien de déchirures, de doutes, de mises à vifs, de vécu, de singularité s’étaient envolés avec ces dis­ques... personne n’aurait jamais pu l’évaluer.

 

                Quand sa compagne, elle aussi mélomane, vint habiter chez lui ils mirent ensemble leurs disques et la petite discothèque, enviée par tous ses copains, doubla. Avec une ineffable joie ils constatèrent qu’ils avaient des goûts très proches même en musique. Les disques les plus spéciaux, ceux qui étaient difficiles à trouver et encore plus difficiles à apprivoiser étaient en double. Ils étaient plus semblables qu’ils ne l’auraient jamais pensé. Après, leur cattleya à eux, consistait à mettre « une fois le mien » « une fois le tien ».

 

                Ils ne bâtirent pas, comme leur ami G., une base de données car « ça faisait trop techno ». Ils préférèrent garder les disques dans leur mémoire où, lentement, profondément, « les miens » et « les siens » devinrent « les nôtres ». Et, puis, tout d’un coup ils devinrent « les leurs ».

 

                Mais « leurs », qui ? Ils les vendent pour quatre sous et ils s’achètent de la drogue. Et ça, ça fait dou­blement mal ! Ils sont maintenant dans des mains ano­nymes, propriété d’individus qui ne peuvent pas en ap­précier la valeur. Impossible de rebâtir la collection : même s’ils trouvent les mêmes disques, ils seront diffé­rents. Ils étaient attachés non seulement à l’interprète et aux petits défauts d’interprétation, mais aussi à l’étiquette, au livret, au boîtier. Comment retrouver un « Moses und Aron » dirigé par Solti avec le livret bar­bouillé de crème sûre ?

— Bonjour. Monsieur Paquet ?

— Oui. En quoi puis-je vous être utile ?

— ... On m’a volé six cents disques compacts...

— Préparez une liste et vous pourrez les avoir chez HMV...

 

                Tu étais donc assuré ! Prudent, le mec. Tu as donc menti à ta mère. Petit malin ! Toi qui aimes telle­ment la langue, tu savais que pour ta mère « volé » impliquait disparu. Pourquoi n’as-tu pas dit que des in­connus t’avaient emprunté les disques ? Pour ne pas être imprécis, comme la nouvelle génération que tu stigmatises avec un si grand plaisir, tu n’aurais pas dû employer le verbe voler.

 

                C’est vrai qu’« emprunter » non plus n’est pas précis. Emprunter implique un aller et retour de la mar­chandise sans aucune duplication. Dans ton cas il y a eu un aller, un retour et... une copie qui est restée chez l’emprunteur. Une très belle fin avec tout le monde heu­reux : l’emprunteur a pu s’acheter de l’héroïne; une jeune mélomane a acheté pour 10 $ un disque qui en valaient 25; toi, tu te refais une collection sans les mau­vais achats[1]; le représentant de l’assurance ne risque pas le licenciement; le vendeur de disques augmente ses profits; d’autres jeunes dynamiques sont engagés derrière le comptoir d’HMV, les orchestres préparent des nouvelles exécutions; etc. Tout roule sur des pan­tins dans le meilleur des mondes possibles.

 

                Ta foi dans les assurances a été récompensée. Le Père Argent a envoyé sa fille Assurance sur terre pour aider les hommes de foi. Elle fait des miracles pour ceux qui y croient. De plus, comme tu vois, le dieu Argent est bien plus efficace que le vieux Père éternel : la récompense et le châtiment ne doivent plus attendre la mort. Il a ramené le paradis et l’enfer sur terre. Que dis-je ? seulement le paradis. On n’a même plus besoin d’aller à la messe tous les dimanches et de faire sa prière quotidienne, il suffit d’une obole annuelle à l’assurance et tout est dans l’ordre. Et dire qu’il y a des intellectuels hargneux qui crient qu’il n’y a pas de pro­grès !

 

                Pauvre Rousseau qui disait que « Du faible au fort, ce serait voler ; du fort au faible, c’est seulement s’approprier le bien d’autrui »; il est très démodé : fai­bles et forts ça n’existe plus. On ne vole plus : tout rampe sous le regard amical du nouveau père éternel. Et Nerval, qui, en bon poète, aurait dû avoir le regard plus prévoyant, lui aussi était dans les patates « le vo­leur vole et ne trompe pas ; le marchand vole et trompe » : plus de tromperie possible au règne des as­surances. Quoi dire de Genet qui, il n'y a pas long­temps, affirmait encore que « Une tête de volé c’est hi­deux » : pauvre Genet qui, dans sa souffrance, n’avait pas vu que, de la terre, le hideux s’était, désormais, en­volé.

 



[1] Il faut dire que dans les histoires des disques il y avait aussi des histoires douloureuses. Comme par exemple un Glenn Gould qui massacrait Beethoven.