Yougoslavie

 

— Pour comprendre les phénomènes qui se passent en Yougoslavie il faut oublier l’histoire.

 

Seul un militaire borné peut débiter pareilles idioties. Faut-il jeter les interprétations historiques parce qu’elles sont ardues, contradictoires et arbitraires ? C’est bien une pratique des militaires que de jeter l’enfant et garder l’eau sale !

 

            L’histoire, gardienne du passé, conseillère fatiguée mais jamais apathique, est une protection contre nos jugements assoiffés de nouveautés, de certitudes et d’analogies faciles. Elle nous fait suivre à la trace les moindres écarts, elle nous montre les sédimentations les plus cachées; elle nous plonge dans annales, romans, chansons, traités et visages; elle nous oblige à observer les gens, à arraisonner le paysage. Benjamin dit que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs et on est d’accord, mais comment aimer les vallées creusées dans les fronts, comment comprendre les cris des collines et ne pas s’apitoyer, compatissant, sur les pleurs des gamines sans s’immerger dans les eaux du passé ?

 

            Devant des phénomènes aussi dramatiques que ceux qui labourent l’ex-Yougoslavie, comment ne pas essayer de tracer une généalogie qui nous aide à donner un sens à cette violence ? On ne balaie pas des siècles de domination ottomane, ou vénitienne, ou quelques décennies communistes d’un coup de force — surtout si la force vient de l’extérieur.

 

            Non, surtout ne pas oublier l’histoire.

 

            Et puis on écoute, on lit, on approfondit, on regarde, on discute, on crie, on se fâche. Ah ! À l’époque de la guerre d’Espagne, c’était tellement plus facile de choisir ! L’engagement était là, à portée de la main, il était dans l’air. Et puis on réplique qu’en 1936 ce n’était pas nécessairement plus facile; tout comme ce n’était pas plus facile en 1793 ou en 44 avant Jésus Christ.

 

            Et les machines à discours sont parties sur... des voies de garage.

 

            Il y a peut-être des moments dans l’histoire où il faut crier fiat vita même au prix de pereat veritas. Même au prix, si haut selon nos bas standards, de la soumission d’un état à d’autres états; au prix de la perte de liberté d’un peuple qui ne sera pas plus libre sous X-meier que sous Y-slodich; même au prix de ne jamais être un peuple normal, dans un état normal, avec une vie normale et une histoire tout aussi normale.

            Il y a des moments où il faut que les enfants qui gouvernent cessent de se prendre au sérieux et de bâtir des « châteaux d’idées » pleins de « cellules historiques » où on drogue une jeunesse naïve avant de la suicider avec des idéaux flasques.

 

            Sans autre justification qu’une croyance, temporaire, dans la « raison occidentale », rasons les châteaux, vidons les cellules et déportons ces gens vers des ports plus critiques.