Pinochet

 

J

e haïssais bien des gens à cette époque-là : les fascistes, les démocrates, les révisionnistes, les prêtres, les petits bourgeois, les fils à papa… tous ceux qui n’étaient pas de ma coterie. Mais il s’agissait d’une haine abstraite, une haine « verbale » qui s’accrochait difficilement à un individu particulier. Il lui arrivait, il est vrai, de se coller au visage inexpressif d’un policier, mais ça ne durait jamais longtemps. Jamais plus que l’espace d’une œillade méprisante.

 

            C’était en 1974. Au cinéma de la fac, je crois. Les fascistes tabassaient les étudiants aux longs cheveux sales pendant que les policiers regardaient, satisfaits. D’un trait, comme un seul homme, la salle explose : « Pinochet assassin ! ».

 

Finalement. Après vingt-cinq ans, quelqu’un a eu le courage de l’arrêter. Finalement. Au fond, il suffit de l’attendre, la justice. Quand il n’y a plus d’autres issues, elle arrive. Quand l’injustice a épuisé ses munitions et a besoin de passer le témoin pour reprendre son souffle, elle arrive.

 

En retard, mais elle est arrivée. Elle est arrivée quand personne ne l’attendait. Une vraie surprise. Mais, si l’on y pense bien, comment ne pas l’attendre ? Même si le chandail de la justice n’est pas tricoté très serré, il aurait été impossible que de tels crimes contre l’humanité passent à travers ses mailles. Pinochet n’est quand même pas un vulgaire voleur de livres !

 

Fiat Iustitia. Et Iustitia fuit.

 

Quelle justice ? Celle des nouveaux maîtres qui chantent des hymnes tantôt à l’économie tantôt à l’éthique ? Celle du pouvoir qui, après avoir terrassé le communisme, assèche tous les recoins de la planète pour que rien d’anormal ne pousse ? Celle qui, aidée par sainte Morale et saint Argent, insinue qu’il n’y a pas d’autres choix ? La justice de ceux qui ont enfanté, nourri et béni Pinochet ? De ceux qui l’ont laissé tomber quand il ne servait plus ?

 

Ou bien. La justice de ceux qui découvrent l’horreur toujours après, toujours trop tard — quand la vengeance délicieuse et exquise est désormais rongée par le cancer de la mesquinerie. Ou bien celle des poules du régime qui caquettent en pondant des idées rondelettes[1].

 

À la nôtre, une justice partielle et maligne, suffirait qu’Augusto Pinochet aille habiter dans una pieza en una población popular de Santiago, avec un énorme portrait d’Allende au-dessus du lit.

 


 



[1] Elles pourraient, dans la même foulée, selon les tendances du marché de la pensée, criailler contre IKEA ou les financiers juifs, mais il est certain que des idées impolies ne traverseront jamais le côlon de leur cerveau.