Thank you, Kubrick

 

par Joe Barone

 

« La première impression est la plus précieuse : ce que vous avez eu, vous ne l’aurez plus une autre fois»

 

« Je suis en train de faire exactement les mêmes choses que je faisais à dix-huit ans»

Stanley Kubrick

 

C

e n’est pas parce que l’on a des doigts que l’on est pareils ! semblent dire les mains aux pieds. Les mains sont des pieds aristocrates, qui ne traînent dans la poussière que lorsqu’elles appartiennent aux enfants ou aux pauvres. Si l’aristocratie est dans la tête plutôt que dans le sang, elles ont raison : les pieds sont la partie la plus éloignée de la tête — au moins un mètre soixante pour un adulte normal. Mais, normal ou non, qui aime se faire dire qu’il a l’esprit aux talons ou qu’il est bête comme ses pieds ?

 

Ils sont peut-être bêtes mais, ce sont eux qui nous gardent débout — dans la position de l’homo erectus. On peut affirmer, sans peur d’être accusé de piedophilie, que sans eux on ne pourrait pas garder la tête sur les épaules : on l’aurait toujours un peu trop baissée, comme les animaux. Qu’est-ce que l’âge adulte, sinon celui où la tête arrête de s’éloigner des pieds puisqu’elle a compris le danger de trop fuir la terre ?

 

Dans des climats pervers comme les nôtres les pieds sont bien plus pudiques que les mains. Ils sont moins souvent nus. Ils se cachent, à la journée longue, dans des abris aux formes et aux couleurs très variées, choisies par une tête qui pense « beauté » — et comme tout ce qui est caché, ils sont recouverts d’une couche de désir. Il suffit de les regarder entrer dans leurs gîtes : parfois ils y glissent comme si les parois étaient huilées ; d’autres fois ils entrent avec violence sans aucun respect pour la tanière ; souvent, avant d’entrer, ils remuent les talons comme des danseurs brésiliens agitent l’autre partie pas très noble ; ce n’est pas rare qu’ils entrent sans toucher les parois qui se referment ensuite, étanches, serrées par des lacets sadiques.

 

Dans des climats pervers comme les nôtres ils ont l’odeur du sexe.

 

Rugissement du lion d’Hollywood et ensuite :

Générique

 

Un pied, avec les quelques centimètres de jambe dont il a besoin pour ne pas paraître monstrueux, descend, sûr de lui, jusqu’au bas de l’écran. Il s’arrête pour une seconde et puis il remonte de deux ou trois centimètres. On pourrait penser le début d’une oscillation. Mais non : il s’arrête, assuré, mais sans raideur. Une main sort du côté gauche de l’écran et glisse sous le pied. Les orteils, confiants, se relâchent et s’appuient sur la paume fidèle.

 

James Mason

 

À la droite de l’écran, les noms défilent du haut vers le bas sans cacher les orteils grassouillets qui donnent un air porcin à ce bout de corps.


Sue Lyon

 

La main, christique, immobile et accueillante, presque complètement cachée par le pied qui s’y abandonne, montre au spectateur la motte du pouce avec sa pente qui plonge, toujours plus obscure, vers le centre de la paume.

 

and Peter Sellers

as Quilty

 

Deux doigts de l’autre main — la droite — entrent en scène. Ils écartent le gros orteil de son voisin et y mettent un flocon d’ouate pour les garder écartés. Un très mince pinceau vernit, à petits coups caressants, l’ongle du gros orteil.

 

edition Anthony Harvey

 

Deuxième écartement. Deuxième ouate. Deuxième ongle. Deuxième série de coups de pinceau.

 

screenplay by Vladimir Nabokov

 

Le gros orteil se lève légèrement, il regarde devant lui, puis il s’abandonne paresseux sur la paume.

 

produced by James B. Harris

 

Troisième. Quatrième. Même rythme. Même immobilité d’une main et mêmes actions des doigts de l’autre : écarter, pousser, vernir.


directed by Stanley Kubrick

           

Cinquième orteil. Quatre taches blanches. Le petit. Un seul petit coup. Les autres sont là, détachés, attentifs comme des têtes d’enfants en miniature dont les troncs se fusionnent dans la terre du pied.

 

*

Après la clarté de cette scène d’amour, la brume ouvre le film. Un film pas assez kubrickien à cause de cette actrice adolescente qui joue le rôle d’un enfant de douze ans.

 

Merci pour ces mains, pour ce pied, mais surtout pour cette première impression. Thank you, Kubrick.