Lire pour écrire
par Alice Premiana
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e n’ai pas épargné un seul ami ; pas un seul, peu
importe la langue : italienne, française ou espagnole. Il faut
absolument que tu lises Minima moralia. Mais, mon Adorno était italien
et je ne l’avais jamais imaginé différent du Adorno français, par exemple.
Quand, ayant oublié mon édition au bureau, je lus la traduction française, je
ne trouvai pas mon Adorno : des énormes différences de style (serré
et coupant l’italien, gluant et lent le français) et le sens parfois
méconnaissable. Quelle traduction crée le meilleur écho de la langue
allemande ? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que si je traduis de
l’italien au français j’obtiens un Adorno plus concis, plus précis, plus compréhensible,
plus profond et plus plaisant à lire.
Quand
Quand j’ai peur d’effacer des lignes que je viens
d’écrire : On ne doit pas estimer qu’une chose mérite d’exister pour la
simple raison qu’elle se trouve là, qu’elle a été écrite.
Quand j’ai l’impression d’être une source
intarissable : On est tellement pris par ce qu’on veut dire, que l’on
se laisse transporter sans réfléchir : l’intention est trop proche, on est
trop pris dans ses pensées et on oublie de dire ce qu’on veut.
Quand, pour remplir la page, je suis tentée d’écrire
n’importe quoi : Vérifier dans chaque texte, chaque fragment, chaque
paragraphe, si le thème central ressort avec une netteté suffisante.
Quand je tourne autour du pot : Si plusieurs
phrases semblent n’être qu’une variation sur la même idée, c’est parce qu’elles
ne font que marquer les amorces diverses d’une pensée dont l’auteur n’est pas
encore maître. Il convient alors de choisir la meilleure version et de
continuer à y travailler.
Quand je doute de l’importance du style et de la
structure : Il est de bonne technique pour un écrivain de savoir
renoncer de soi-même à des pensées fécondes lorsque la construction l’exige.
Quand la peur d’écrire des clichés me pousse à
compulser dictionnaires et livres de poésies : Celui qui veut éviter
les clichés ne doit pas s’en tenir à des mots, car il risque de céder à la
vulgaire coquetterie.
Quand je suis contente des particularités et de la
richesse d’un mot : Il est rare qu’un mot isolé soit banal : en
musique aussi le son isolé résiste à l’usage.
Quand je m’aperçois que des mots se joignent
« parfaitement » comme des pièces de Lego : Les clichés les
plus abominables résultent bien plus d’association de mots, telles les
étonnantes réussites de Karl Kraus.
Quand tout est fluide, trop fluide : [dans les
clichés] murmure le courant indolent d’une langue usée, alors que, par la
précision de l’expression, l’écrivain devrait dresser les obstacles qui
s’imposent afin que l’objet soit mis en évidence.
Quand pour lutter contre les lieux communs je risque
de m’enfoncer dans l’obscurité : Celui qui refuse de faire la moindre
concession à la sottise du sens commun devra justement se garder de draper sous
des effets stylistiques des pensées banales en soi.
Quand je suis tiraillée entre une écriture trop
originale ou un laisser-aller prétentieux, je fais appel à : la
méfiance et la persévérance obstinées seront toujours salutaires (ou la
précision méfiante comme dans la traduction italienne ?)
Quand j’ai terminé un texte et j’ai des doutes sur son
niveau d’achèvement : Si l’on nourrit la moindre objection à l’égard
d’un travail achevé (…) il faut la prendre terriblement au sérieux (…) [car
il faut considérer que] l’investissement affectif requis par un texte et la
vanité incitent à minimiser tous les scrupules.
Quand je crains d’être excessive : La
circonspection qui interdit de trop s’avancer dans une phrase n’est le plus
souvent qu’un agent du contrôle social et, par la même, de l’abêtissement.
Quand on me dit que c’est beau mais qu’on n’est pas
sûr si le sens est le bon : Ce n’est pas à l’écrivain de faire la
distinction entre une expression belle et une expression adéquate (…) [à
cette distinction] il ne doit accorder aucun crédit.
Quand je pense que ce que je dois dire est tellement
important que la manière devient secondaire : Celui qui, sous prétexte
qu’il se met avec abnégation au service d’une cause, renonce à la pureté de
l’expression, trahit du même coup la cause elle-même.
Quand j’ai l’impression que tout est trop relié, que
les métaphores se greffent partout et rendent le texte confus : Les
textes élaborés comme il convient sont comme des toiles d’araignées (…) Ils
attirent à eux tout ce qui rampe, tout ce qui vole. Les métaphores qui les
traversent furtivement deviennent leurs proies et leur nourriture.
Quand je suis bien dans le désordre de mes
pensées : Dans son texte l’écrivain s’installe comme chez lui. De même
qu’il sème le désordre avec les papiers, les livres, les crayons, qu’il transporte
d’une pièce dans l’autre, de même se comporte-t-il avec ses pensées.
Quand on me dit que je suis trop dans mes pensées et
que j’y joue comme un chaton : [Les pensées] deviennent les meubles
dans lesquels [l’écrivain] s’installe (…) il les caresse affectueusement,
les use, dérange leur ordonnance, les réorganise autrement, fait des ravages
parmi eux.
Quand j’ai l’impression que c’est dans l’écriture que
j’ai mes seules racines : Pour qui n’a plus de patrie, il arrive même
que l’écriture devienne le lieu qu’il habite.
Quand je produis des déchets et je ne n’ose pas les
jeter dans la poubelle (de mon ordinateur) : Il n’est jamais facile de
se séparer de son rebut. Il le pousse donc devant soi et risque fort de finir
par en remplir les pages.
Quand le risque de m’apitoyer sur moi-même point à
l’horizon : L’obligation où l’on est de se durcir envers l’apitoiement
sur soi-même inclut une autre obligation d’ordre technique (…) d’éliminer
toutes les scories déposées par le travail.
Quand j’ai envie l’action car je ne me sens pas chez
moi dans l’écriture : L’écrivain n’a en fin de compte pas même le droit
d’habiter dans l’écriture.
Pourquoi ?
Toutes les citations sont tirées du seul fragment Derrière
le miroir. Pourquoi ? Parce que j’ai pris très au sérieux ce qu’il
écrit au début du fragment : « dans chaque texte, chaque fragment,
chaque paragraphe le thème central [doit] ressortir avec netteté (…) ». Il
a raison encore une fois. Il suffit de lire ce fragment pour
« sentir » Minima moralia, après cette lecture les autres
fragments deviennent des incursions dans les montagnes de la culture où, sous
les ordres d’une intelligence jamais au repos, ont débusque les bêtes les plus
inattendues.
Theodor Adorno, Minima
moralia, Payot 1983. Traduction
horrible de E. Kaufholz et J.-R. Ladmiral.
PS.
Ce texte est la meilleure palestre pour les exercices spirituels d’âmes au souffle pas trop court et même une traduction horrible ne réussit pas à lui enlever sa force éversive.